J'errais dans Paris, engourdie par le froid, me maudissant de ne pas avoir pris un manteau avant de claquer la porte. De la claquer à la figure de mon ex-petit ami.
Romain était un gros crétin que j'avais rencontré en première année de fac. J'avais commencé à sortir avec lui par ennui, je n'avais personne en vue et il était là. Et, comme un parasite, ce bon à rien s'était installé dans ma vie. Au point que j'avais fini par m'habituer à lui, un peu comme tu t'habitues à un chat qui pisse dans tes chaussures et se fait les griffes sur ton canapé. Il est invivable, mais c'est ton chat.
J'avais quand même mis trois ans à comprendre que, à la différence d'un chat, je pouvais parfaitement jeter Romain comme une vieille chaussette sans que Brigitte Bardot me tombe sur le coin de la gueule. Ce que j'avais fini par faire en ce 6 novembre 2003, lui laissant deux heures pour "virer ses merdes de l'appart". Parce qu'en plus ce rebut squattait mon appartement.
Quoiqu'il en soit, je me retrouvais sans domicile pendant deux heures, le temps que le chat fasse ses bagages. J'aurais pu aller faire du shopping ou prendre un café, mais je marchais sans but dans mon quartier. Ne venez pas me dire que le destin est une invention de femmelette.
Moi qui fixais le bitume sans rien demander à personne, je me retrouvais soudain bloquée sur le trottoir par un groupe d'adolescentes. L'une d'elle leva le nez d'un plan et me demanda :
- Euh, pardon mais... vous savez où elle est la tombe de Jim Morrison ?
Je mis quelques secondes à comprendre que j'étais devant l'entrée du cimetière du Père Lachaise.
- Non, aucune idée.
- Merde. C'est pas grave, merci. Bon, Sarah, passe-moi le plan, on est où là ?
Le Père Lachaise.
Je vivais dans le quartier depuis que ma grand mère m'avait laissé son appartement pour aller s'installer chez ma tante, presque 4 ans, et pourtant je n'avais jamais mis les pieds dans ce cimetière. Et j'avais deux heures à tuer, sans mauvais jeu de mots.
Contournant le troupeau de groupies, j'entrais dans l'enceinte d'un pas décidé. Pas besoin de plan, je n'étais pas là pour jouer la touriste. Les allées accusaient une sévère pente et plus je montais plus le vent me glaçait les os. Bon, le cimetière ce n'était peut-être pas une super idée. Transie de froid, je me décidais à me rabattre sur la brasserie en bas de chez moi. Siroter un chocolat chaud me paraissait être une bonne façon d'occuper l'heure et demie qu'il me restait.
Prenant le premier chemin en pente descendante, je zigzaguais entre les tombes de tout un tas d'illustres inconnus lorsque le ciel tomba sur Paris. Des torrents d'eau s'abattirent sur le cimetière, transformant mon petit chemin en tranchée boueuse et les allées nettes du Père Lachaise en tout-à-l'égout. Fantastique.
Je trouvais refuge entre un arbre et un mausolée, décidant d'attendre que l'averse se calme.
Romain allait me le payer.
Désœuvrée, je cherchais un livre dans mon sac, un vieux sudoku, quelque chose à faire... nada. Très bien, dans ces cas-là on fait avec les moyens du bord. Je commençais à observer les tombes que je pouvais voir depuis mon abri de fortune. Trois d'entre elles me tournaient le dos. Deux étaient en piteux état, probablement là depuis des décennies. La dernière, à deux ou trois mètres de moi, semblait plutôt récente. A travers le rideau de pluie, je distinguais un nom, Lucas Quelquechose, les dates de naissance et de mort, un médaillon refermant sûrement la photo du défunt et, au-dessous, une inscription indéchiffrable. Le pauvre, toutes les tombes étaient fleuries sauf la sienne.
Aussi soudainement qu'elle avait commencé, la pluie cessa. Curieuse, je m'avançais jusqu'à la tombe de ce Lucas en tentant d'éviter les flaques.
Lucas Granville
14 mars 1979 - 12 juillet 2000
Pour toujours dans nos cœurs.
Merde, il avait mon âge. On lui avait promis des "pour toujours" et trois ans plus tard plus personne ne fleurissait sa tombe. C'était vraiment dégueulasse.
Il y avait bien une photo dans le médaillon. Elle avait due être en noir et blanc, mais le temps l'avait bleuie. Lucas avait dû être blond ou châtain-clair. Ses yeux étaient sûrement marron. On le voyait juste de trois-quarts, en train de faire un grand sourire à une personne à sa gauche, mais il avait l'air plutôt beau garçon. Putain, vingt et un ans quoi...
Mon portable vibra, me faisant sursauter. C'était un texto de Romain qui me disait qu'il avait foutu le camp, qu'il allait vivre chez sa sœur pour l'instant mais que je pouvais l'appeler quand je voulais. C'est ça, j'y penserai.
Avec un dernier regard pour la tombe sans fleurs, je quittais le cimetière pour rentrer chez moi.
Ce n'est que plusieurs mois plus tard, passant devant le cimetière en revenant de chez une amie, que je repensais à Lucas. Sur une impulsion, j'achetais un de ces bouquets de marguerites hors de prix à un petit vieux à l'entrée et partais à la recherche de la tombe.
Il me fallut quarante-cinq minutes avant d'apercevoir le mausolée contre lequel je m'étais abritée. La tombe de Lucas paraissait encore plus seule dans la lumière crue de janvier. Quelqu'un avait apporté un arbrisseau sur la vieille tombe voisine. Elle datait de 1981.
Je m'agenouillais devant la tombe de Lucas et dégageais quelques feuilles mortes du revers de la main avant de poser le bouquet de marguerites en travers de la dalle de marbre. C'était beaucoup mieux comme ça.
- Voilà. J'espère qu'elles te plaisent. Je trouve ça moins grandiloquent que les roses et moins triste que les chrysanthèmes. Bon, bien sûr, elles ne vont pas tenir longtemps, surtout s'il gèle. Mais... je reviendrai les changer.
D'où venait cette décision ? C'était pas un peu morbide de fleurir la tombe d'un inconnu ?
Sûrement.
Mais ça ne m'empêcha pas de revenir.
Mes visites furent d'abord régulières, plus ou moins une fois par mois. Je passais chez le fleuriste, prenais un bouquet de marguerites très colorées et marchais jusqu'au cimetière. Je passais ensuite un peu de temps à "discuter avec Lucas". C'était complètement ridicule, j'en avais conscience, mais je ne pouvais pas m'en empêcher.
Je racontais toute ma vie à Lucas. Les cours, les potes, la famille, le boulot, tout y passait.
Rapidement, mes visites devinrent de plus en plus rapprochées. J'allais le voir parfois plusieurs fois par semaine et, assise contre le tronc de l'arbre qui m'avait abritée, je lui parlais de tout et de rien. Je lui disais aussi des choses importantes. Je lui parlais de mes rêves de cavalière qui s'étaient effondrés après une mauvaise chute, de mes parents qui étaient au bord du divorce depuis dix ans et qui restaient malgré tout ensemble pour ma petite sœur, de mes études de littérature qui ne menaient nulle part.
Je lui posais souvent des questions. Je me demandais quel genre de petit garçon, d'adolescent et de jeune homme il avait été. J'avais résisté à l'idée de chercher son nom sur internet ou dans les Pages Jaunes. Je préférais ne pas savoir. Je préférais tout imaginer.
Ce manège dura plusieurs années. Je finis par quitter la fac et prendre un boulot dans une maison d'édition. J'étais plus ou moins secrétaire, totalement sur-qualifiée et totalement sous-payée. J'eus deux petits copains, plus par ennui que par envie, rien de bien captivant. Je pris un chat, que je baptisais Balthazar, parce que c'était moche et pompeux, comme lui. En échange, il prit grand soin de ruiner mon mobilier et de pisser dans mes godasses. Mais je l'aimais bien quand même.
Et bien sûr, j'allais voir Lucas. Je lui parlais de Balthazar, du fleuriste qui me draguait quand j'achetais les marguerites et des bouquins géniaux que je voyais passer à la trappe chaque jour au boulot.
Je n'avais jamais été aussi proche de quelqu'un.
Ma petite vie se passait comme ça, tranquille routine. Boulot, chat, fleuriste, Lucas.
Jusqu'au jour où je vis cette femme.
Mes marguerites à la main, j'arrivais pour ma première causette de la semaine quand je vis cette silhouette devant la tombe de Lucas. Choquée, je rebroussais chemin aussitôt. Quelqu'un d'autre lui parlait. Je me sentais bêtement trahie.
Une main sur mon épaule m'arrêta alors que je reprenais la grande allée. Je me retournais pour me retrouver devant la femme de la tombe.
- Vous... vous êtes la personne aux marguerites ?
Comme une andouille, j'en laissais tomber mon bouquet avant de me précipiter pour le ramasser. Qu'est-ce que je pouvais lui répondre ? "Oui, c'est moi, je viens depuis cinq ans plusieurs fois par semaines pour taper la discute avec votre frère mort !"
Parce que cette femme, c'était sa sœur. C'était aussi clair que le jour, la ressemblance était frappante.
- Je... oui, c'est moi.
- Je me demandais qui apportait des fleurs aussi souvent... C'est fou qu'on ne se soit jamais croisées ! Je suis Caroline, la sœur de Lucas.
Un peu sonnée, je serrais la main qu'elle me tendait. Mon Dieu, tout ce temps il n'avait jamais été seul...
- Ça me fait tellement plaisir d'enfin vous rencontrer ! Vous étiez une de ses amis d'internet, non ?
- Euh... oui.
- Je suis désolée, on n'a pas vraiment réussi à prévenir ses amis quand c'est arrivé. On ne savait pas qui contacter...
- Ce n'est pas grave...
Son débit de parole m'impressionnait, je devais avoir l'air terrifiée car elle restait à deux pas de moi, comme pour ne pas m'effrayer.
- Si c'est grave ! Vous étiez plus ou moins ses seuls amis, tu sais, après l'accident il ne sortait plus... Vous l'avez soutenu à travers sa dépression. Ma famille vous est vraiment très reconnaissante. Il commençait vraiment à aller mieux quand il a ... quand il a eu cette attaque. Le terme technique c'est accident vasculaire cérébral. Les médecins pensent que ça peut être lié à l'opération qu'il a eu au cerveau après l'accident de moto mais... On ne peut vraiment pas êtres sûrs à 100%...
- Oui, je comprends, oui...
J'étais sous le choc. Un accident de moto, une dépression, une attaque cérébrale? Et elle me prenait pour une de ses amies en plus !
- Tu... tu as l'air un peu sonnée. Ça va aller ?
La sœur de Lucas, Caroline, elle s'appelle Caroline, me regardait fixement. Ses grands yeux marron plein de compassion. Elle me regardait comme on regarde quelqu'un à qui l'on vient d'apprendre un décès...
- Écoute, je dois y aller, j'ai mon fils que je dois récupérer à la crèche. Mais ça m'a fait plaisir de te rencontrer, et ça me fait tellement plaisir quand je viens ici et que je vois sa tombe fleurie... Merci pour ça. Enfin bref, je file. A bientôt, peut-être !
J'agitais vaguement la main en voyant Caroline trottiner vers la sortie du cimetière. Elle ne m'avait même pas demandé mon nom.
Le bouquet toujours à la main, j'hésitais un instant.
A renoncer aux marguerites...
[Je continue dans mes reposts d'anciens textes datant de l'époque DeviantArt. J'espère qu'il vous a plu. :) ]
1 commentaire:
Les années passent mais ça reste <3 (Oui le raccourci clavier est moche mais c'pas grave.)
Et à part ça t'es nulle en titres, hein =P
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