[Ambiance sonore : Mayday - UNKLE
c'est assez vital à l'histoire donc cliquez ;) ]
Le Mecanox porte bien son nom.
Plus grande boîte de nuit de la
planète, l'endroit est un repaire à technophiles. Tout, depuis le
décor sombre et industriel jusqu'aux robots-serveuses en passant par les
"artistes" employés pour divertir la clientèle est étudié pour
attirer les nouveaux rois du technomonde. Alcool infâme distillé
dans la cave, strip-tease et ronron mécanique des rouages
décoratifs... Pas vraiment ma conception d'une bonne soirée.
Je
ne fais pas la queue à l'entrée du club, je me contente de sortir mon
badge de la police artésienne en précisant que je souhaite
parler à l'Artiste Mila Sventazi. Le videur m'observe un instant avant de scanner
mon badge mais semble rassuré par mon emploi du terme honorifique
d'Artiste. Sur Vidalgan, on ne plaisante pas avec les conventions.
Le
videur me fait signe d'entrer tout en gardant un œil sur la foule massée derrière les barrières de sécurité. Je suis toujours amusé de
voir ce genre de boîte employer des non-modifiés pour assurer la
sécurité. Même si les mœurs ont évolué, on ne fait pas autant
confiance à la technologie intégrée que les politiciens le prétendent
sur nos écrans.
L'intérieur du club est moins glauque
que ce à quoi je m'attendais. Sombre, enfumé et bruyant, certes,
mais propre. Des serveuses modifiées peu vêtues circulent entre les
tables, portant des plateaux diffusant une sorte de lumière grise. La
grande majorité des clients sont des hommes, riches vu le nombre de
complet-vestons dans la salle. Certains discutent entre eux, d'autres sont rassemblés autour d'un brasero diffusant une drogue locale, les
derniers boivent simplement l'un des breuvages terreux alcoolisés servis sur cette planète. Non, vraiment pas mon type de soirée.
Le
seul point commun entre tous les clients est le petit coup d'œil
nerveux qu'ils lancent à la scène de temps à autres. Le regard de
quelqu'un qui attend fébrilement son rendez-vous galant en priant pour
qu'elle ne lui pose pas un lapin.
Ils attendent tous Mila.
La
scène baigne pour l'instant dans la pénombre. Au second plan, les
lumières des plateaux argentés se reflètent sur un mur d'écrans
encadré par deux colonnes de rouages tournant dans le vide. Ou peut-être
actionnent-elles la distillerie souterraine? Peu importe, je ne suis
pas là pour dénoncer les contrevenants à la loi sur la sobriété. J'ai
un meurtre racial sur les bras, je suis assis sur un baril d'explosifs
prêt à sauter.
C'est pour cette raison que je me suis trainé dans
ce charmant établissement. Il faut que je parle à Mila Sventazi.
Cette femme est la seule de sa race à exercer le métier de
strip-teaseuse, la seule à être si exposée. L'effeuillage est
strictement interdit par la religion Zvadogane à laquelle tout son
peuple répond. Le corps des Zvadogans, "ceux du Peuple", est un objet divin à cacher et à protéger.
Moi aussi je me serais caché si ma
race avait été chassée pour sa peau pendant des centaines d'années. Le
cuir qui en est extrait s’avère à la fois organique et métallique,
formé de minuscules rivets enchâssés, dur comme de la pierre et brillant
comme des milliers de minuscules diamants. Un manteau de cuir zvadogan
se vent à des prix exorbitants.
Je sursaute légèrement lorsqu'une serveuse me touche le bras. Je ne l'avais pas entendue approcher.
- Bonsoir, Inspecteur. Désirez-vous boire quelque chose, Inspecteur?
Évidemment,
le scan de mon badge à l'entrée a prévenu tout le monde de ma présence,
et on m'a donc envoyé un comité d'accueil. Les gens d'ici m'agacent
avec leur ultrapolitesse.
- Bonsoir. Quelque chose sans alcool, s'il vous plait.
La
serveuse parvient à exprimer une légère surprise malgré la plaque
d'aluminium recouvrant toute la partie gauche de son visage.
- Nous ne
servons pas d'alcool ici, Inspecteur. La loi est respectée. Puis-je
vous conseiller un de nos jus de légumes maison, Inspecteur ?
- C'est parfait oui, merci.
Je
me demande un instant pourquoi certaines personnes ont le droit à des
titres honorifiques mais pas les serveuses. Il y a ici une hiérarchie
que je ne comprends vraiment pas...
Mes réflexions sont interrompues
par un cri dans la salle, suivis d'autres hurlement et sifflements.
Avant que j'aie eu le temps de me lever, le mur d'écrans derrière la
scène s'illumine soudain, diffusant une sorte de grésillement gris et
noir. Un micro d'apparence très ancienne est posé sur son pied au centre
de la scène, deux autres sont disposés de chaque côté, un peu en
retrait.
La serveuse de tout à l'heure revient avec ma commande. Je
règle l'addition en lui laissant un pourboire assez gras sans quitter la
scène des yeux. Quelque chose va se produire.
La serveuse met quelques secondes à saisir la monnaie. Elle aussi fixe le mur d'écrans.
- Merci, Inspecteur. Je vous souhaite de passer une agréable soirée.
Je m'apprête à marmonner une réponse mais le son meurt dans ma bouche...
Une musique lancinante rugit soudain, les vibrations sonores presque palpables, tandis que sur scène, trois femmes s'avancent.
Je reconnais immédiatement Mila.
Toute
de cuir vêtue, elle se poste devant le micro central, y posant ses
mains gantées de noir. Ses deux compagnes sont humaines, mais Mila... La
mince partie de son visage n'étant pas masquée semble scintiller, comme
recouverte de milliers de paillettes grises.
J'ai déjà
vu des Zvadogans, principalement aux informations. Mais je ne
m'attendais pas à ce que la vue d'un vrai membre du Peuple soit aussi
choquante et magnifique.
On m'avait décrit leur peau, mais l'idée que
je m'en étais faite est à des millénaires de la réalité. Mila est à la
fois lumineuse et sombre. Le gris de sa peau brille lorsque la lumière
d'un projecteur l'effleure, mais, dans l'ombre, elle semble faite de
métal.
J'écarquille les yeux lorsque, décalant sa main pour
rapprocher le micro de sa bouche, elle se met à chanter en ondulant.
Onduler est le mot adéquat, elle ne se tortille pas comme ses deux
choristes, elle ondoie comme de l'eau sombre.
Sa voix calée sur la
musique mécanique est tout bonnement hypnotique. Elle n'est pas vraiment
jolie, elle est profonde et un peu éraillée. Mais le spectacle qui
s'offre à moi me fait comprendre la foule massée devant le club.
Dans
la salle, personne ne bouge, même lorsque Mila dans un mouvement souple
commence son effeuillage en jetant son chapeau haut-de-forme sur le
côté de la scène. Même les serveuses restent debout à suivre les
déhanchements de la Zvadogane qui enlève lentement ses longs gants
noirs.
Un homme derrière moi respire un grand coup à la vue des mains
nues de Mila. Je le comprends, il y a quelque chose de profondément
érotique dans la façon dont elle agite ses longs doigts gris.
La chanson se poursuit, Mila passant lentement ses mains sur son corps avant de jeter au loin sa longue veste en cuir.
Cette
femme de fer masquée, vêtue d'un corset noir et d'une longue jupe de
cuir, chantant et ondoyant, est sûrement la chose la plus érotique qu'il
m'ait été donné de voir. Mes doigts se crispent sur mon verre de jus de légumes.
Se déhanchant toujours, Mila décroche
le bord de sa jupe au niveau de la ceinture. La jupe n'était en fait
qu'un grand rectangle de cuir drapé autour de ses hanches. Chantant
toujours, elle laisse tomber le vêtement au sol avant de le dégager d'un
coup de talon. Ses bottes lui montent jusqu'au-dessus du genou et elle
porte toujours son corset, sa culotte et son masque, mais l'exposition
de peau scintillante m'électrise complètement.
Je crois qu'un feu pourrait se déclarer dans la salle sans que personne ne s'en rende compte.
D'un
brusque mouvement de tête, les cheveux de Mila, jusque là retenus en
une sorte de chignon compliqué se libèrent soudain. La cascade de
boucles carmin détourne un instant mon regard de sa peau envoûtante. Je
sais que la plupart des Zvadogans ont les cheveux naturellement plus
colorés que les humains, mais la grande majorité d'entre eux portent
aussi leurs cheveux assez courts. Nathasia Erilgan, leur porte-parole au
Conseil Artésien, arbore une coupe au carré d'un bleu royal et est
considérée comme ayant les cheveux longs.
Il y a quelque chose d'indécent dans cet étalage de rouge.
Ramené
à la réalité par une des mains de Mila passant dans ses cheveux, je
tente de me détacher un instant de la strip-teaseuse pour regarder ses
choristes. Elles portent elles aussi un corset, accompagné d'une jupe
suffisamment courte pour la confondre avec une ceinture. Elles ont beau
imiter la chorégraphie de Mila, leurs corps me semblent juste vulgaires
et grossiers.
J'entends alors un homme à ma gauche, probablement un habitué, dire à son voisin:
- Prêt pour le final...?
Sur
scène, Mila, chantant toujours sur une musique de plus en plus
hypnotique, passe ses mains sur son corset. Brusquement, elle en saisit
les bords et tire.
La musique stoppe net et le corset tombe au sol avec un bruit mat.
Le spectacle est fini.
Autour
de moi, j'entends clairement plusieurs hommes expirer, comme s'ils
avaient retenu leur souffle pendant toute la chanson. Une serveuse à ma
droite secoue la tête pour s'éclaircir les idées. J'ai moi aussi
l'impression d'émerger d'un rêve particulièrement vivide.
Sur scène,
un jeune homme se précipite pour rapporter la longue veste de cuir à sa
propriétaire. Avec un sourire pour l'assistant, Mila enfile le vêtement
avant de se retourner pour saluer son public. La salle explose alors en
applaudissements, hurlements et sifflements. Plusieurs bouquets de
fleurs exotiques atterrissent au pied de la scène, prestement ramassés par le
jeune assistant. Je me rends compte que j'applaudis aussi à m'en faire
mal aux mains lorsque Mila fixe son regard sur moi. Reprenant mes
esprits, j'ôte mon chapeau et pointe du doigt mon badge, lui indiquant que je souhaite lui parler.
Elle hoche subrepticement la tête, réajuste son masque et sort à la droite de la scène en me jetant un regard.
Un regard qui, des années plus tard, me hanterait encore.
[J'ai décidé de transférer peu à peu de
vieux textes depuis mon compte DeviantArt vers ce blog. J'en profite
pour les dépoussiérer un peu au passage. Celui-ci date de 2010, j'espère
qu'il vous a plu ! ]
1 commentaire:
L'ambiance est exceptionnelle, c'est fou. Tu fais passer tellement de choses en si peu de mots, j'admire !
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