[Ce texte fait partie de la série Monster. Il n'est pas nécessaire d'avoir lu Monster et/ou Monster 2, mais ça aidera à la compréhension du texte - et ça me fera plaisir -.
Le texte a été une grosse galère à pondre OHMONDIEU écrit en écoutant cette playlist.]
Les hurlements
m’accompagnent alors que je traverse la plantation en courant, fuyant le plus
vite possible hors de portée des cris. Ils ont dû retrouver le corps du Maître.
Des voix d’hommes s’élèvent, des chiens aboient, quelques
cris aigus de femmes percent la nuit. Malgré la distance, je reconnais ceux de
ma mère : implorant, suppliant dans un anglais qui roule toujours mal sous
sa langue, criant mon nom sans que je sache si elle me demande de revenir ou
m’encourage à courir plus vite.
J’avais toujours été un
monstre. Le sang sur mes mains n’en était qu’une preuve supplémentaire.
- Rattrapez-moi ce sale
nègre ! JE LE VEUX PENDU !
- Thomaaas ! Oh mon Dieu non, ne lui faites pas mal par pitié. Maître Jacobson, pitié !
- Thomaaas ! Oh mon Dieu non, ne lui faites pas mal par pitié. Maître Jacobson, pitié !
Les lianes me fouettent
le visage mais je n’y prête guerre attention. Toute ma concentration est
focalisée sur une seule chose : ne surtout pas faire demi-tour.
C’est pourtant ce que
mon corps me hurle de faire. Retourner à la maison du Maître et finir ce que
j’ai commencé. Faire à Maître Jacobson ce que j’ai fait à Maître Graham,
plonger ma main à travers son corps et sentir ses poumons se contracter autour
de mon bras. Entendre l’air siffler laborieusement hors de sa cage thoracique
avait eu quelque chose de jouissif. Son corps avait commencé à s’affaisser et
j’en avais extirpé mon bras d’un coup sec, faisant au passage craquer quelques
côtes. Sans mon soutien, ce qu’il restait du Maître avait mollement glissé au
sol, ses yeux sans vie toujours rivés aux miens. Ses yeux verts dont j’avais hérité.
Ce sont les hurlements
des chiens en approche qui me sortent de ma torpeur. J’avais arrêté de courir
et m’étais tourné vers la plantation. Je ne distinguais déjà plus la maison.
Celle à côté de laquelle j’avais grandi, dans laquelle j’avais servi et qui
aurait été la mienne si j’étais né d’une autre couleur. Y retourner était
maintenant impensable.
Redressant les épaules,
je me tourne vers le bayou et reprends ma course.
La battue dure des
heures et, à chaque fois que je pense avoir enfin semé les chiens, un aboiement
résonne entre les arbres, bien plus près qu’il ne devrait l'être. J'avance
malgré la fatigue, convaincu d'une seule chose : si je me retourne je les
tuerai tous.
Le ciel s’est éclairci
lorsque je réalise que je n’ai rien entendu d’autre que ma respiration et mes
pas dans la boue depuis un long moment. Je ralentis ma foulée, couvert de
glaise jusqu’à la taille. C’est une bonne chose, les sédiments des marais ont
dû couvrir mon odeur.
Ereinté, je me laisse
tomber au pied d'un arbre. Son écorce m'égratigne le dos à travers ma chemise
de toile détrempée.
Mes muscles tressautent,
se détendent lentement, mes oreilles bourdonnent. Je m’aperçois que la boue
recouvrant mes pieds semble plus sombre, plus liquide. Il me faut quelques
secondes pour comprendre que les sédiments doivent servir de cataplasmes de
fortune pour mes pieds ensanglantés. Les seules chaussures que je possédais
m’avaient été données par le Pasteur Collins, pour que je n’entre pas pieds nus
dans la maison du Seigneur, lorsque je venais faire le ménage dans la chapelle
de la plantation. Elles étaient rangées bien proprement dans une petite caisse
au fond de l’établi de la chapelle. Personne ne les retrouverait maintenant.
Adossé à l’arbre, les
fesses dans la boue, je sens mes paupières s'alourdir. Je commence à
m'assoupir, la fougue ayant déserté mon corps, mais un reflet étrange agace mon
œil à travers ma paupière.
J’ouvre les yeux, mais
ne vois rien d’autre que les feuilles qui verdissent dans la lumière
ascendante. Le soleil se lève, j’ai couru presque toute la nuit.
Le reflet revient et
cette fois je suis son chemin. Me redressant, j’enjambe délicatement les
racines qui jonchent le sol, prenant soin de ne pas trop porter sur mon pied
gauche qui semble davantage amoché que le droit. J’écarte un rideau de mousse
et de lianes et manque de trébucher devant ma découverte.
Les rayons du soleil
levant frappent l'une des fenêtres d’une grande maison bleue en piteux état.
Construite sur pilotis, elle semble sortir du marais aussi naturellement qu’une
fleur sortirait du sol. La nature a repris ses droits sur certaines parties de
la bâtisse abandonnée. La mousse dévore lentement le bas d’un pan de la maison,
couvrant de vert le bois peint. Plusieurs fenêtres ont été brisées par les intempéries
et la porte d’entrée reste entrebâillée, gémissant parfois doucement sous un
coup de vent.
Je contourne lentement
le bâtiment, mais me retrouve bloqué par une petite clôture en fer forgé. De
l’autre côté se trouve ce qui devait autrefois être un joli petit jardin.
Plusieurs sculptures s'y dressent, plus ou moins couvertes par la verdure.
Il règne dans l’enclos
une atmosphère paisible de recueillement, comme celui de la chapelle vide au
petit matin.
Trop d'informations
différentes assaillent mes sens. A vif, j'ai l'impression que ma peau perçoit
chaque goutte de rosée, chaque infime changement de température, chaque souffle
d'air agitant doucement les feuilles. J'entends les insectes sauter d'herbe en
herbe, un gros animal se mouvoir jusqu'au bord de la rivière puis se laisser
glisser dans l'eau, les oiseaux qui s'éveillent loin au-dessus de moi. A
travers l'air chargé d'humidité, je distingue les statues endommagées, comme
autant de corps brisés, et un goût ferreux me revient en bouche...
J'avais aimé faire
souffrir Maître Graham. Et pas juste pour ce qu'il avait fait, non. Je m'étais
délecté du craquement des os, de la chaleur gluante du sang et de la vue de sa
poitrine béante. Lui l'avait mérité, pour ce qu'il avait fait à cette fillette,
à elle et à ma mère et à sûrement tant d'autres avant. Mais j'aurais pris du
plaisir à le faire à quelqu'un d'autre, je le savais maintenant. Quelque chose
en moi avait changé.
Une brise balaye le
jardin et l'odeur de boue et de sang séché sur ma peau est soudain supplantée
par un parfum âcre et étouffant. Je me tourne brusquement vers la maison et un
éclair de douleur remonte le long de mon mollet gauche. Mon corps tendu est
prêt à s'élancer, mu par un instinct que je ne me connaissais pas. Tout en moi
me hurle de déguerpir, de fuir le plus vite possible à travers la forêt et de
m'éloigner de ce danger que je perçois sans pour autant l'identifier. Prenant
une grande respiration, je saute par dessus le portillon en fer forgé qui pend
mollement sur un de ses gonds et pénètre dans le jardin.
Sous mes pieds, le sol
alterne entre herbes et cailloux. Je devine des allées, des plates-bandes,
vestiges de ce qui devait autrefois être une belle petite propriété entretenue
avec soin.
A l'extrémité du jardin,
presque contre la barrière, je discerne deux croix de bois de tailles
différentes, plantées dans le sol et entourées de ce que je pense être un
bosquet de roses sauvages. Ma gorge se serre en voyant le tas de chiffons
noircis au pied de la plus petite croix. Une poupée.
Je me tourne résolument
vers la maison, monte les escaliers jusqu'au porche et pousse avec force la
porte menant à l'intérieur.
L'odeur est bien plus
prenante une fois la porte passée. J'entends quelques animaux courir sur le
parquet à l'étage et d'autres farfouiller dans ce que je suppose être la
cuisine en face de moi. Le bois de la bâtisse gémit sous chaque bourrasque et
je me force à monter rapidement l'escalier menant à l'étage de peur qu'il ne
s'effondre.
Sur le palier, mes pieds
s'enfoncent dans une fine couche de poussière humide. Effrayés par mes pas,
plusieurs rats détalent dans une des pièces du fond. Je pousse la porte me
faisant face.
Les murs blanchis sont
illuminés par les premiers rayons du soleil et toute la pièce se teinte
délicatement de rose. La petite chambre semble avoir été relativement préservée
par sa porte fermée. Seules quelques feuilles entrées par la fenêtre et la
couche de poussière sur les meubles blancs prouvent qu'elle est inhabitée. Une
légère brise s'infiltrant par la vitre brisée agite les voilages de la chambre.
Et fait bouger, tel un fantôme, la moustiquaire posée au-dessus du berceau.
La petite croix.
La gorge serrée, je sors
à reculons de la pièce et referme doucement la porte derrière moi.
Je connais la douleur de
perdre un enfant. Je me souviens des pleurs de ma mère tenant le corps de celle
qui aurait pu être ma petite sœur. La même peau pas assez foncée, et les mêmes
yeux trop clairs. Elle avait été enterrée sous un saule, par un jour d'été à la
chaleur étouffante. Puis ma mère s'était mariée et avait eu des enfants
normaux, avec leurs beaux cheveux noirs et crépus. Parfois son mari me
regardait et je savais ce qu'il pensait : au moins ma petite sœur avait eu le
bon goût de mourir bébé. Alors que j'avais grandi pour devenir ce secret mal
gardé, cette abomination n'appartenant à personne.
Les lattes du plancher
craquent sous mon poids et je respire une grande lampée d'air par la bouche
avant de pousser la seconde porte.
Même ainsi, l'odeur me
prend à la gorge. Plusieurs petits animaux partent se cacher dans les recoins
de la pièce, mais les insectes n'ont que faire de moi et continuent leur manège
au-dessus du cadavre. Ce qu'il reste de l'homme gît sur le sol, le fusil
toujours entre les mains. Les murs vert clair de la pièce sont par endroit
éclaboussés de taches brunâtres ayant dégouliné.
Personne n'avait été là
pour le mettre en terre et lui planter une croix.
Je ne sais pas trop
quand je prends la décision de vraiment m'installer dans la maison.
Je commence par enterrer
ce qu'il reste de l'homme à côté de sa fille et de sa femme. Parce que ce me
semble être la bonne chose à faire. Les habitudes reprenant le dessus, je me
retrouve à nettoyer la chambre de l'homme. Puis, parce que je ne sais pas quoi
faire d'autre et n'ai nulle part où aller, je lave le reste de la bâtisse et en
chasse tous les animaux. J'en tue quelques-uns, les plus gros, pour les manger
et je m'aperçois que l'idée de la viande crue m'attire plus qu'elle ne me
révulse. Je cuis quand même mes repas, refusant de laisser cette nouvelle
partie de moi gagner du terrain.
Les hommes de Maître
Jacobson ne reviennent pas.
Je n'ai aucune idée de
la distance que j'ai pu parcourir cette nuit-là, mais soit je suis trop
éloigné, soit ils présument que la justice divine a frappé l'enfant-monstre et
qu'il a fini dévoré par un alligator.
Le temps passe. Je
répare la maison du mieux que je peux, utilise les plantes et légumes qui
poussent aux alentours, en sème d’autres dans le jardin. Je chasse parfois. A mains
nues.
J'envisage pendant un
moment de fortifier le terrain contre les prédateurs, mais je me rends
rapidement compte qu'aucun animal dangereux ne s'approche jamais de la maison.
Il est difficile de
percevoir le temps qui passe lorsque l'on vit isolé de tout. Mais je pense que
des années s'écoulent dans une routine de réparation, chasse, cueillette et
sommeil.
Un jour, après avoir
déniché un miroir dans l'une des pièces et m'y être regardé, je commence à
m'inquiéter de mon apparence. Je n'ai que très peu changé physiquement depuis
la dernière fois que j'ai vu mon reflet, quelques semaines avant de fuir la
plantation.
J'essaie de reprendre
conscience du temps qui s'écoule. J'installe le miroir dans le salon et passe
des heures entières à m'y observer. Les changements sont là, minuscules,
subtils, mais là. Cependant, ils sont bien trop lents. Le temps passe, les
saisons s'enchaînent et je commence enfin à ressembler à un jeune homme, alors
que mes cheveux devraient déjà se parsemer de gris.
J'essaie de ne pas trop
me pencher sur cette anomalie, mais je deviens peu à peu obsédé par mon reflet.
Je compte et recompte les jours mais le résultat reste identique : des dizaines
d'années se sont écoulées et m'ont semble-t-il oublié...
Peut-être suis-je devenu
fou ? Peut-être ai-je passé trop de temps seul et n'arrive plus à percevoir ma
véritable apparence physique ? Peut-être ai-je inventé cette légende du
vieillissement et de la mort.
De plus en plus souvent,
des hommes passent dans les marais. Ils y viennent avec des armes, pour chasser
ou pêcher, parfois juste pour transporter des sacs, du bois et des caisses.
Tous se tiennent relativement à l'écart de ma partie du marais, ne s'aventurant
jamais trop près de la maison, comme repoussés par le même charme qui touche
les prédateurs. Cependant, le bayou subit leur présence.
De plus en plus souvent,
je dois m'éloigner de chez moi pour trouver du gibier, la vie sauvage reculant
devant la civilisation.
Ma chasse m'amène un
jour au bord du chemin qu'ont creusé les charrettes faisant les allers-retours
entre le marché et les lieux de pêche du marais. Je le longe sans m'y
aventurer, dissimulé par les feuillages. De lourds pas d'animaux en approche me
font me retourner. Au loin, j'aperçois quatre chevaux et leurs cavaliers,
galopant dans ma direction. L'un d'entre eux, visiblement un serviteur, passe
devant ma cachette à toute vitesse et disparaît au loin.
Les deux autres avancent
à bon train, entraînant par la bride le dernier cheval. Ils sont encore à bonne
distance lorsqu'un grondement sourd s'échappe de ma gorge. En un instant, tous
mes muscles sont bandés, prêts à bondir.
L'un des hommes, le plus
âgé, porte en travers de sa selle un enfant d'à peine dix ans. Le cavalier est
Maître Jacobson. Le temps ne l'a pas épargné, mais je reconnaîtrais son visage
entre mille. Je me souviens encore de sa face distordue lorsqu'il hurlait à la
lumière des torches qu'il allait me retrouver et me brûler vif. L'autre homme
est plus jeune, mais là encore aisément reconnaissable. Son visage ressemble à
s'y méprendre à une version plus claire de celui que j'ai observé si longtemps
dans mon miroir.
Jefferson Graham. Le
fils du Maître. Mon presque-frère.
L'odeur ferreuse du sang
emplit mes narines. L'enfant est blessé et de petites gouttes rouges s'écrasent
lentement sur les bottes de Maître Jacobson. La tête blonde du petit garçon
dodeline mollement.
Je plante mes orteils
dans le sol, raidissant mes jambes, mes dents découvertes en un rictus que je
ne peux réfréner. Jacobson est enfin à ma portée. L'envie de tuer monte en moi,
comme une vague brutale, s'écrasant contre mon corps et menaçant de me
submerger.
Les chevaux doivent me
sentir car ils commencent à piaffer, tirant sur leurs rênes.
Je suis accroupi dans
les feuillages, près à en jaillir dès que les cavaliers passeront devant moi.
Je me souviens de la nuit de mon évasion comme si c'était hier ; et je suis
près à retrouver la chaleur gluante du sang et à m'y baigner. J'écarte une
branche me bouchant la vue, tendu vers ma cible..., et me retrouve nez à nez
avec de grands yeux verts écarquillés.
Le petit garçon a dû
entendre les feuilles bouger.
Il me fixe sans un mot,
la bouche légèrement entrouverte. Terrorisé.
Je trébuche et tombe en
arrière dans les fourrés, me débats pour me redresser à quatre pattes. Sans
réfléchir, je détale vers la maison. Il faut que je rejoigne ma cachette.
Oubliée la chasse et
oublié le gibier. Evaporés mon envie de sang et mon besoin de vengeance.
J'ai vu dans le regard
de cet enfant ce que je n'arrivais pas à comprendre en m'observant dans le
miroir. Le temps n'a pas d'emprise sur moi, et je reste ce que j'ai toujours
été.
Un monstre.
__________________________
- Timothy, mon garçon, comment va votre
jambe ?
- Bien, Monsieur Jacobson.
- Eh bien, cessez de vous tortiller !
Qu'est-ce que vous regardez comme ça ?
- Rien, Monsieur. J'ai cru voir quelque
chose dans la forêt...
- Un animal ?
- Non, non. Juste un monsieur... Il
avait l'air d'avoir peur.
[Ce texte a été écrit pour une publication papier mais n'a au final pas été choisi (au profit d'un autre Monster ;) Son écriture a été éprouvante, vraiment, donc j'espère qu'il vous plaira.
Un immense merci à Jaja, relectrice de choc, reine du synonyme et impératrice du "Nine, arrête de foutre des gérondifs partout c'est moche".]
1 commentaire:
Bonjour Nine,
C'est avec grand plaisir et une curiosité certaine que j'ai terminé les trois opus de "Monsters".
Alors, mon petit avis...
Le style est fluide, et l'ambiance prenante. Les personnages sont, quant à eux, esquissés avec assurance et justesse. Un bel ensemble. :-)
L'histoire souffre peut-être juste un peu (mais cela est un avis très personnel) de cette "conscience d'être un monstre" qui s'avère redondante et parfois envahissante, au détriment de deux trois précisions.
Cependant, j'ai beaucoup aimé ! Bravo !
Et vivement d'autres scribouilles !
/o/
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