Mes sandales à la main, je me dirige vers « notre coin », qui n'est plus que « mon coin » maintenant.
Nous sommes début septembre, la plage est déserte mis à part quelques mouettes qui se disputent les restes d'un pique-nique. Les premières années, j'étais venu en août, souvent aux alentours du 21, comme un pèlerinage. Et puis, un soir, il y a maintenant presque douze ans, j'étais arrivé en haut de la dune pour voir « notre coin » occupé. Par un groupe d'adolescents. J'étais resté là pendant presque une heure, accroupi en haut de la dune, le soleil couchant dans les yeux, à regarder leurs ombres se mouvoir autour de leur feu de camp.
Une des filles du groupe avait fini par lever les yeux vers moi, plaçant sa main en visière sur son front pour mieux me discerner. J'avais détalé jusqu'au bas de la dune et continué à courir jusqu'à atteindre ma voiture garée sur le parking en contre-bas. Les mains à plat sur le capot, courbé par la fatigue, j'avais tenté de reprendre mon souffle pendant de longues minutes. La nuit était tombée depuis longtemps lorsque j'avais enfin trouvé la force de monter dans ma voiture. J'étais rentré chez moi dans un état de transe, voyant à peine la route. Cette fille... La fille de la plage.
C'était un fantôme.
Je n'avais pas trouvé le courage d'y retourner cette année-là. J'étais en Allemagne pendant toutes les vacances l'année suivante et puis... le temps passa. « A quoi bon y retourner maintenant? » me demandais-je en planifiant mes vacances. De nouveaux adolescents avaient pris notre place. Ignorant totalement qui nous étions et ce que cet endroit signifiait à nos yeux. Tout comme nous avions remplacé et ignoré la génération avant nous, je présume. S'appropriant un lieu comme si nous étions les premiers à l'avoir découvert. Notre coin.
Et le temps s'était écoulé, avec ce rythme étrange, qui ralentit ou accélère sans que l'on comprenne pourquoi. Jusqu'à aujourd'hui.
Cette année, les enfants m'avaient tanné pour que je vienne passer une partie des vacances chez papy et mamy avec eux. Le divorce avait été dur même s'il s'était déroulé dans le calme. Tania m'avait juste dit qu'elle n'en pouvait plus de partager mon cœur avec tous les fantômes de mon passé. Elle s'imaginait sûrement d'anciennes fiancées hantant les recoins de mon esprit, m'éloignant d'elle. Elle était bien loin de la vérité, mais je m'étais gardé de la contredire. Mes amis l'avaient crue paranoïaque. Qu'est-ce qu'elle demandait de plus? J'étais un bon ami, un père aimant, un mari fidèle. Selon eux, c'était Tania qui avait tout gâché avec ses crises de nerfs, ses doutes et sa jalousie. J'avais laissé dire, n'exigeant que la garde partagée des enfants. Elle pouvait prendre le reste, ce qu'il restait ne valait pas la peine d'être sauvé. Ce mariage ne marchait pas pour moi non plus, de toutes façons.
Et les seules bonnes choses qui avaient résulté de cette débâcle avaient demandé à passer les vacances avec moi. Je n'allais certainement pas le leur refuser.
J'étais donc sur la route pour me rendre chez mes parents quand je m'étais retrouvé bloqué à un carrefour. Mon chemin habituel était flanqué d'un panneau « Route Barrée ». Il n'y avait que deux solutions: le chemin court en longeant la plage, celui que je n'avais pas pris depuis des années, ou faire tout le tour de la ville pour repasser par le Nord. Les gamins en avaient plein les pattes du voyage et je rêvais d'une bière bien fraîche. Sans chercher à réfléchir, je m'étais engagé sur la route bordant la côte en faisant crisser les pneus.
J'avais baissé la vitre pour profiter de l'air marin. Clémence avait collé son nez à la fenêtre en s'écriant « Papa, c'est trop beau! ». J'avais souris, c'est vrai que c'était beau. Bien sûr, j'avais vu d'autres plages pendant toutes ces années. Mais celle-là avait la saveur particulière des endroits chargés d'histoire. Je pouvais entendre les sirènes de mon adolescence chanter, nous suppliant de revenir.
Il fallait que quelqu'un revienne.
C'est ce que je m'étais répété en conduisant vers la plage, prétendant une course urgente et laissant mes enfants à mes parents. Si personne ne revenait raviver la flamme, bientôt nos souvenirs s'effaceraient, balayés par le vent et les vagues comme autant de châteaux de sable. Peut-être étais-je le seul à m'en soucier, le seul à avoir besoin de ces souvenirs, mais peu importait. Je m'étais laissé porter par le courant et j'avais négligé mes racines trop longtemps.
Et me voilà, les orteils enfoncés dans le sable. Fixant dans mon esprit la façon dont la plage disparait dans la forêt à ma gauche. De l'autre côté de la plage, le paysage a changé. On voit toujours le remblais de l'autre côté de l'anse mais les lumières sont plus brillantes, le béton a encore gagné du terrain sur la mer.
- Tu te souviens de la nuit sans lumières?
Je me retourne et découvre Laure assise à côté de moi, les coudes appuyés sur ses genoux. Elle porte ce chapeau blanc qu'elle ne quittait jamais et ses mèches blondes flottent autour d'elle, fouettant ses épaules. Je ne suis pas vraiment surpris.
- Tu n'as pas changé, Laure.
Elle rit en tentant de discipliner ses cheveux.
- Comment veux-tu que je change? Les morts ne vieillissent pas, Julien, me dit-elle d'un ton docte. Alors, la nuit sans lumières?
- Oui, bien sûr que je m'en souviens...
C'était le dernier été, au début du mois de juillet. Laure fêtait ses dix-sept ans et nous avions décidé de faire une fiesta sur la plage. Je me souviens que j'étais en train de me débattre avec l'ouverture facile d'un paquet de gâteaux quand la lumière s'était éteinte. Bêtement, je m'étais dit qu'un crétin avait noyé le feu. Puis j'avais levé les yeux et … il n'y avait plus rien. Le remblais avait disparu, comme si la mer l'avait englouti. Nous n'étions plus éclairés que par le feu de camp et quelques lampes. Devant nous, l'immensité noire, à perte de vue...
Pierre, notre grand-frère à tous, s'était écrié: « Les mecs, c'est toute la ville! Y a plus de courant! » Laure avait éclaté de rire, ne s'inquiétant pas de ce qui pouvait bien se passer. Nous étions seuls sur Terre...
- Tu sais, au début, j'ai cru que c'était vous qui l'aviez fait..., me murmure Laure
- Qu'on avait fait quoi?
- Que vous aviez éteint les lumières pour moi... pour mon anniversaire. C'est bête, je sais...
Elle m'adresse un sourire qui respire la nostalgie. Elle n'a bien sûr pas changé, mais elle donne l'impression d'avoir vieilli, mûri. Quelque chose dans sa façon de me regarder me donne la sensation d'être scruté par un esprit ancien, pas par une adolescente de dix-sept ans.
La nuit est tombée sans que je ne m'en rende compte. La Lune nimbe désormais la plage d'une lueur bleutée. A côté de moi, Laure semble hésiter à parler, ouvre la bouche pour la refermer aussitôt. Au bout de quelques instants, elle murmure:
- Tu as des nouvelles des autres?
- Pas vraiment. Mes parents croisent les leurs, parfois.
Comment lui expliquer que sa mort a éclaté notre petit groupe comme un objet précieux qu'on lâche et qui s'écrase au sol? Comment lui dire que Pierre n'avait pas supporté de la perdre? Que son fantôme flottait entre nous à chaque fois qu'on se croisait... si bien qu'on avait fini par tous s'éviter pour ne plus remuer le couteau dans la plaie...
- Je les ai vus, Julien, tes parents. Ils viennent promener le chien ici. Et puis un été, ils avaient un bébé avec eux, je pensais que c'était celui de ta sœur mais... Tu as des enfants. J'ai même vu leur mère.
Son regard est rempli d'une désapprobation qui me donne envie de creuser le sable pour m'y enterrer.
- On a divorcé, balbutié-je comme une justification.
- Elle sait pourquoi vous avez divorcé, au moins?
Je secoue la tête, traçant des motifs dans le sable. Je ferme les yeux et mon esprit est assailli d'images, de souvenirs, de sensations. J'ai eu beau enfouir certaines choses au plus profond de ma mémoire, tout remonte à la surface. Ces soirées sur la plage restent les plus beaux moments de ma vie. J'aurais voulu qu'on arrête le temps, le soir de la nuit sans lumières, que nous restions tous là, pour toujours.
- … Julien, tu ne parles plus à Eric non plus?
J'ouvre les yeux. La main de Laure est posée sur mon épaule. Je peux la voir, mais je ne la sens pas... Elle a l'air si triste pour moi. Ma meilleure amie, décédée et hantant seule une plage que plus personne ne visite est triste pour moi. Je suis pitoyable.
- Non. Après ton enterrement on … J'ai essayé de lui dire, je te le promets. Mais, ce n'était pas le bon moment. Ensuite, il est parti étudier à Lyon, on n'avait plus trop l'occasion de se parler. On s'est croisés un été, il était venu présenter sa petite-amie à ses parents... Et puis, j'ai rencontré Tania en Allemagne. C'était plus facile de se laisser porter par le courant.
- Mais, Eric...Tu l'aimais pourtant.
Je soupire.
Oui, je l'aimais. Mais je n'avais juste jamais eu le courage de le lui avouer. J'avais choisi de ne pas me battre. Depuis le jour de notre rencontre, Tania avait pris ma vie en main. Je n'avais plus eu besoin de me soucier de mes sentiments, elle en décidait pour moi. Elle avait fini par étouffer ma flamme, tous mes fantômes avaient été chassés dans un recoin de mon esprit. J'avais lâché le volant et Tania s'était installée aux commandes. Je m'étais laissé conduire, trop heureux d'éteindre mon cerveau, de ne plus penser et de ne plus me souvenir.
- Et maintenant, tu vas faire quoi? Tu es libre...
Laure fixe du regard la lumière d'un phare, au loin. Parfois nous venions seuls sur la plage, juste tout les deux. Pour parler, ou pour uniquement rester à réfléchir en silence. Nous attendions que la nuit tombe et que la lumière du phare apparaisse, puis Laure se levait, me serrait dans ses bras et rentrait chez elle à pieds. Un de ces soirs, après m'avoir quitté, elle avait croisé Pierre sur le chemin du retour. Il allait lui aussi en ville et lui avait proposé de la déposer chez ses parents. Trois rues plus loin un camion avait grillé un feu rouge à un carrefour.
Les secours avaient retrouvé Pierre baignant dans une mare de sang au milieu de la route. La force de l'impact l'avait éjecté hors de la voiture.
Laure, elle, était morte sur le coup.
- Je ne sais pas, Laure. Décider des choses par moi-même, je suppose. Le fait d'être revenu ici, c'est peut-être l'occasion de redevenir la personne que j'étais avant que tu ne partes.
- Je ne suis jamais partie, Julien. Je vous attendais ici..., dit-elle dans un souffle.
Je n'ai pas besoin de tourner la tête pour voir que je suis désormais seul sur la plage. La brise marine me fouette le visage, soulevant les grains de sable autour de moi. Je sursaute en entendant des cris. Un groupe d'adolescents dévalent la dune en riant, traînant avec eux deux glacières et une chaîne hi-fi portable. Arrivés sur la plage, ils me fixent un instant, gênés. Je suis sur « leur » place.
Je me lève en époussetant le sable collé sur mon jean et passe à côté d'eux pour regagner ma voiture. A l'arrière du groupe, deux garçons se chamaillent, l'un menaçant de chatouiller l'autre qui s'étouffe déjà de rire.
Celui qui rit ressemble un peu à Eric.
[Mes plus plates excuses pour être en retard à mon propre exercice. J'avoue qu'il y a eu quelques affaires urgentes à régler de mon côté (J'ai trouvé un travail, youpi!) et du coup l'exercice a pris du retard. Surtout que j'ai commencé trois textes différents avant de me décider pour celui-là...
Bref, mieux vaut très tard que jamais! Vous pouvez retrouver l'intégralité des participations ici. Merci à tous ceux qui ont pris le temps de participer! C'est vraiment super de voir ce que différentes plumes peuvent créer avec le même postulat de départ.
PS: Il est tard et j'ai vraiment la flemme de trouver une chanson à mettre en fond, donc imaginez le bruit de vagues, les cris des mouettes et tout le tralala!]
5 commentaires:
Ben c'est magnifique putain. Tout ce qui me touche, il était écrit pour moi celui là.
Très bien écrit, et plutôt un bon mélange entre "vrais" fantômes et simple souvenirs. Le récit de la plage sent le vécu ^^
Par rapport à ce que tu disais sur les différents textes, c'est vrai que c'est assez drôle de voir que tout le monde ou presque a fait quelque chose de différent, a joué sur la notion "fantôme/souvenir/personne réelle"... Cette idée de sujet en commun était, décidément, une très bonne idée.
On remet ça quand ?
@Ice: Merci!
@HDB: A la base j'étais partie sur une vraie histoire de fantôme, dans un autre lieu, mais j'avais du mal à gérer les personnages. Je pense que je réutiliserai l'idée dans un autre texte.
Pour le prochain exercice, je n'en sais rien, il faut que j'en parle à Félix, mais c'est vrai que l'expérience était chouette.
(PS: J'adore quand on me dit "ça sent le vécu" alors que c'est tout inventé!)
Ca sent le vécu ... ;-)
J'ai pris beaucoup de plaisir à lire cette histoire. Tout évènement peut créer des ondes de choc ayant une influence sur la vie ou la personnalité des gens, comme l'onde produite par la chute d'un caillou dans l'eau.
Effectivement, je pense qu'il est temps de penser au prochain concours... ;-)
@ bientôt et félicitations pour le travail trouvé!
J'ai pris bcp de plaisir à te lire... n'abandonne pas :D
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