lundi 17 octobre 2016
Le prix de la sérénité
Ça fait des semaines que je n'ai pas regardé mon compte en banque.
Je m'en suis rendue compte parce que les impôts ne m'ont toujours pas été prélevés.
Je ne sais pas depuis combien d'années j'avais pu passer un mois sans vérifier que je n'étais pas au bord du découvert. Mais maintenant ça va mieux. J'ai un boulot stable, je suis bien payée, je respire.
Je respire et j'étouffe.
L'argent est moins important quand on en a. Ça fait relativiser pas mal de choses. Quand on arrête d'être précaire, toujours inquiet, toujours à recompter dans sa tête, ça libère de l'espace. Notamment de l'espace pour se rendre compte qu'on est malheureux.
La déprime est un sport de riches.
Je me souviens de toutes ces histoires vues au journal de 13h en weekend chez maman. Un Jean-Pierre Pernaut enjoué explique comment François, cadre dans une grande boîte du CAC40, a quitté son poste de Directeur des Affaires Financières pour devenir boulanger. François est enfin épanoui grâce à ce retour aux "choses vraies". Ça serait mignon s'il s'agissait juste François qui découvre sa passion et atteint son rêve.
Sauf que c'est François, et Lucie, et Ahmed, et Sarah, et Josiane et Philippe et James et ... Toutes ces personnes qui commencent à avoir la boule au ventre à 14h le dimanche en se disant que demain on y retourne. Ces gens qui sentent la nausée monter en regardant leurs mails. Qui parlent avec leurs amis au chômage en les plaignant, mais qui dans le fond les envient. Qui rabâchent à leurs gamins qu'il faut faire des études pour avoir un bon travail tout en serrant les dents. Ces gens qui se sentent prisonnier d'une tour qu'ils ont monté eux-mêmes, sans penser à créer des escaliers. Ils peuvent toujours rester là haut... ou tenter une sortie par la fenêtre.
Plus les jours passent plus je comprends ces gens qui quittent leur tour de La Défense et partent sans se retourner.
Le prix de ma sérénité financière est la souffrance de l'inadéquation entre qui je suis et ce que je suis payée pour faire.
J'essaie de l'évacuer en disant que je vais partir. Je peux partir. Mais partir pour faire quoi ? La même chose ailleurs ?
Alors je m'en veux. Je m'en veux de m'être mise dans ce pétrin toute seule. Je m'en veux d'accepter tous les jours de cracher sur ce en quoi je crois juste pour payer mon appart.
Je méprise ce que je fais de mon temps, de ma créativité, de mon intelligence. Je me demande ce que j'apporte au monde.
Et je me dis que le prix de cette sérénité financière toute relative, c'est un peu de mon âme.
Et que je ne la vends vraiment pas bien cher, au final.
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