Le docteur me parle.
Je sais qu'il me parle mais le mur en face de moi scintille comme une étendue de neige fraîche et poudreuse. J'écarquille les yeux pour absorber le moindre parfait détail de cette vue.
C'est magnifique. J'ai du mal à me concentrer.
- Monsieur Grejnic, m'avez-vous compris ?
Je tourne la tête vers mon médecin et arrête mon regard au niveau de son torse. Regarder les visages est vraiment trop étrange.
Sa blouse blanche ressemble aux délicats drapés que j'avais vus taillés dans le marbre de vieilles statues mortuaires. Superbe, fine, donnant envie de tendre la main pour l'effleurer des doi...
- Goran !
Je replie brusquement mon bras contre ma poitrine. J'allais caresser le chirurgien, mon dieu mais qu'est-ce que...
- Ce n'est rien, madame. C'est tout à fait normal.
Le docteur se veut rassurant mais j'entends ma mère respirer fort à droite du lit. Elle panique. Moi aussi, quand j'ai le loisir d'y réfléchir, je panique.
Je tiens mon regard fermement fixé sur mes mains, croisées devant moi, un peu trop crispées. Le truc ne fonctionne pas sur moi, bizarrement. Mes doigts ressemblent toujours à mes doigts d'avant, calleux et trop courts pour être esthétiques.
Le contraste n'en est que plus frappant. J'ai l'impression d'être la seule abomination dans un monde d'une beauté renversante.
- Goran, vous m'entendez ?
Je hoche la tête sans lever les yeux. J'essaie de me concentrer sur mes mains et rien d'autre. Le vert de la couverture jetée en travers du lit me fait penser à la teinte émeraude que prend l'eau dans les lagons.
- Goran, la bonne nouvelle c'est que, malgré l'énorme choc que vous avez subi, vos fonctions vitales sont très satisfaisantes et votre vie n'est pas du tout en danger.
Je ne me souviens pas d'avoir planté ma voiture dans une glissière de sécurité sur l'autoroute. C'est ma mère qui m'avait raconté l'histoire lorsque je m'étais réveillé. Elle avait employé le mot "miracle" à plusieurs reprises. Aucun blessé si ce n'est moi. Et à première vue je m'en étais sorti sans aucune séquelle. Un miracle.
- Suite aux examens que nous vous avons fait passer, nous sommes maintenant sûrs que la source de votre problème est neurologique et pas psychologique.
Pas dans ma tête donc, mais dans ma tête.
Je m'humidifie les lèvres avant de parler. Elles sont rêches et gercées. Mon corps est si vil comparé à tout le reste.
- Donc vous pouvez m'opérer ? Réparer le truc qui cause les hallucinations ?
Silence.
Je n'ai pas besoin de les regarder pour imaginer leurs visages. Le médecin, impuissant et navré, qui regarde ma mère, elle-même au bord des larmes. Il flotte au-dessus de moi, ce lourd silence que les gens échangent lorsqu'il n'y a plus assez de mots pour dire à quel point on est désolé.
- Le cerveau est un organe très mystérieux, Goran. Le choc que votre tête a absorbé lors de l'accident a provoqué une hémorragie intracérébrale, dans cette zone, ici.
Je sais qu'il pointe la zone en question du doigt sur une radio mais je décide de ne pas regarder. La couleur des radios est trop fascinante, tout comme la façon dont la lumière les traverse, comme les vitraux d'une égli...
- Goran, je ne peux pas opérer. Je risquerais de causer des dommages bien plus graves et irréversibles. Je comprends l'extrême inconfort dans lequel vous vous trouvez mais... Vous pouvez marcher, parler, penser. L'hématome peut se résorber de lui-même, il faut observer et attendre, c'est notre meilleure opti...
- Je ne peux pas vous regarder, docteur.
Le médecin se fige au milieu de son mot. Du coin de l’œil, je peux le voir à ma gauche, abaisser sa radio et laisser ses bras pendre de chaque côté de son corps.
- Je ne peux pas vous regarder, parce que si je vous regarde vous allez ressembler à une peinture de la renaissance. Comme ce mec qui pointe un truc du doigt et que j'ai vu au Louvre, celui peint par De Vinci. Vous savez que je ne vous ai jamais vu avant l'accident ? Je ne sais même pas à quoi vous ressemblez en vrai. Vous êtes peut-être très moche ! Mais je ne le sais pas, parce que tout est beau. Tout. Est. Beau. Tout le temps.
Je pousse un gros soupir pour tenter de calmer ma respiration erratique. Je perçois, à la limite de mon champ de vision, la main de ma mère. Levée, comme si elle voulait instinctivement me toucher pour m'apaiser. Mais ça n'aiderait pas du tout.
- Tout est magnifique, docteur. Le monde est magnifique. C'est ça que l'hémorragie fait dire à mon cerveau. Elle lui fait dire que ce mur d'hôpital est le plus beau mur que j'ai jamais vu, si bien que je ne peux même pas me concentrer sur ce que vous me racontez ! Le moindre détail, la moindre poussière qui vole, le moindre reflet de lumière devient la plus belle chose que je n'ai jamais vue ! Des voisins, avec lesquels j'ai grandi, ont soudain l'air de stars de cinéma. Je suis distrait par les averses parce qu'on dirait qu'il pleut des diamants ! ... Tout est magnifique, docteur, tout le temps. Tout sauf moi.
Mes mains se crispent sur la couverture émeraude, créant un saisissant contraste entre leurs contours mal dégrossis et sa délicatesse. Je sais que mon cerveau imagine des choses, mais je ne peux pas faire autrement que de les voir...
- Opérez-moi. Retirez ce que vous avez besoin de retirer pour réparer l'hémorragie ou je ne sais pas quoi. Je comprends qu'il y a des risques et je les accepte, d'accord ? Opérez-moi, tant pis. Peu importe les conséquences, je veux juste revenir à un monde normal.
Parce que tout est magnifique. Tout est si beau.
Tout sauf moi.
Et je ne suis pas sûr de pouvoir supporter toute cette perfection un instant de plus.
[J'ai eu cette idée ce matin, en regardant une marre gelée ce matin sur le toit de l'immeuble d'en face. Elle ressemblait à un énorme miroir et c'était beau. Et du coup je me suis demandé ce que ça ferait si tout était beau. Absolument tout. Tout le temps.
Je pense que ça finirait par être très triste.]
Ah, et le tableau de De Vinci dont je parle c'est celui-ci. |
1 commentaire:
Je ne sais pas comment tu fais pour rendre un texte si triste.
L'idée est intrigante, et ça donnerait presque envie de le suivre là dehors, dans la rue, en balade, pour avoir des descriptions de ce qui peut-être si douloureusement beau...
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