vendredi 2 décembre 2011

Coup de chance

[Musique, et un message important à la fin du texte.]


        L'après-midi traîne en longueur. 
J'ai passé la plus claire partie de ma journée à zapper de chaîne en chaîne. Ma tasse de thé est vide mais je n'ai pas le courage de me lever pour aller la remplir à la cuisine.
        J'aurais probablement dû aller au travail ce matin quand Mark m'a annoncé que son jour de congé venait de s'évaporer avec l'arrivée d'un nouveau gros contrat à l'agence. Notre journée farniente en amoureux s'était soudain transformée en journée "Diego mange des cochonneries en pyjamas devant la télé".

Je suis là, affalé dans le canapé devant une telenovela débile, lorsque la porte d'entrée claque, me faisant sursauter.
        - Diego ? demande une voix depuis le couloir.
        - Ouais, j'suis dans le salon !
Mark entre dans la pièce, tenant d'une main le manteau qu'il vient d’ôter. Il s'arrête un instant, interloqué, embrassant d'un regard l'état général du salon. Je ne dois pas être au summum de mon sex-appeal...
        - Qu'est-ce que tu fais ? Tu es prêt ?
Je détourne à peine mon regard de l'écran de télé. On va enfin savoir qui est le père de Veronica...
        - Hein ? Prêt pour quoi ?
Il y a un long silence et je commence à me demander si Mark n'a pas quitté la pièce lorsqu'il entre dans mon champ de vision, se plaçant entre ma série et moi.
        - Mark ! Je vois plus rien là ! Pousse-toi, c'est le dénouement du truc !
Je me tortille sur le canapé, me dévissant le cou pour voir l'écran tout en vociférant mais Mark ne bouge pas d'un iota. Il m'exaspère !
        - Maaaark !
Son expression est mortellement sérieuse et je me demande soudain si je n'ai pas fait une bêtise... Notre anniversaire était il y a deux mois et j'y ai miraculeusement pensé donc ce n'est pas ça...
        -Tu te fous de moi, Diego ! Luis rentre à l'hôpital demain. Sa soirée de départ est ce soir. Je te l'ai répété au moins dix fois cette semaine...


C'est vrai. C'est ce soir. Ça m'était plus ou moins sorti de l'esprit et je priais pour que Mark l'ai aussi oublié...
        - James m'a appelé, ils sont presque tous déjà là-bas. Dépêche-toi, on y va ! dit-il en jetant un œil à l'heure sur son téléphone portable.
Je ne l'écoute qu'à moitié, j'ai l'impression que mes oreilles bourdonnent. Je m'enfonce un peu plus dans les coussins du canapé.
        - Je... je ne me sens pas très bien. C'est pour ça que je suis resté en pyjama, tu vois. Si je suis malade il est préférable que je ne l'expose pas à mes microbes, non ?
Mark n'est pas berné pour un sou et éteint carrément la télévision. Je retiens un cri d'agacement; je voulais vraiment savoir qui est le père de Veronica, merde. Mark me fixe, respirant lentement pour se calmer. Il a toujours été beaucoup plus zen que moi.
        - Diego, écoute-moi très attentivement. Tu vas te lever, faire un brin de toilette, mettre des vêtements décents et me rejoindre dans le salon. Ensuite nous irons à cette fête et je ne veux pas entendre tes excuses merdiques.

Je devrais m'écraser et obéir, mais l'idée de me rendre chez Luis me répugne. Je tente une autre approche.
        - Il va y avoir plein de monde là-bas, ça ne sera pas reposant pour lui, mieux vaudrait aller le voir à l'hôpital non ? Pour le soutenir...
Je m'arrête au milieu de ma phrase. 

        Mark est sur le point d'exploser. Les veines de ses avant-bras pulsent d'une manière fascinante. J'imagine le sang propre et sain qui traverse son corps à toute vitesse. Luis était comme ça lui aussi quand je l'ai rencontré. Nerveux, vif... et jeune et déluré et sain. 
Et j'imagine à quoi Luis doit ressembler aujourd'hui. Un cadavre en devenir à sa propre fête d'adieux. Crachant ses poumons bouffés par un cancer dont il ne peut se débarrasser... Prenant des pilules pour ci et d'autres pour ça. S'escrimant à continuer un combat qu'il ne peut pas gagner.

C'était tombé sur Luis. Mais ça aurait pu être Mark. Et ça aurait pu être moi.
        - Je ne veux pas y aller, Mark. Je n'y irai pas.
        - Pardon ?! Tu te moques de qui ? Et tu te prends pour qui exactement ?! Luis t'as accueilli ici quand tu es arrivé non ? N'essaie pas de me faire croire que je te traîne chez un inconnu. T'as couché avec, putain !
Je bondis hors du canapé comme s'il était devenu brûlant.
        - C'était il y a des années ! Et je ne lui dois rien ! S'il s'est fait retourner par la moitié de Manhattan ce n'est pas MON PROBLÈME !
Je hurle à plein poumons. Je m'en fous. Les voisins sont habitués à mes crises de nerfs et à nos engueulades. Mais Mark... Mark me regarde comme si j'étais une chose répugnante et possiblement dangereuse.
        - Tu te rends compte de ce que tu dis, Diego ? dit-il d'une voix faible. Luis va mourir... Peut-être pas demain, peut-être pas pendant son opération... Mais même s'il survit au cancer, il y aura une autre maladie après, puis une autre, puis une autre... Il va mourir du Sida, tu le sais ça ?
        -Et ? Il l'a cherché. S'il l'a c'est qu'il le mérite.
A l'instant où les mots passent mes lèvres, je sais que j'ai été trop loin. Les traits de Mark se durcissent brutalement, et le ton de sa voix me glace lorsqu'il murmure :
        - Ça aurait pu être toi. Tu aurais pu tomber malade. Tu as eu de la chance, Diego. Juste de la chance. Je sais bien que tu ne te protégeais pas tout le temps...
Mes bras se croisent devant ma poitrine et je détourne le regard. Je refuse d'envisager ça. Mon visage couvert de tâches, mes membres décharnés et mon teint blafard d'homme condamné... Non, hors de question.
        - Mais je ne suis PAS malade ! Fous-moi la paix, Mark. Vas-y si tu veux y aller mais je reste ici.

Je contourne la table basse et me dirige vers la salle de bain. 
Rien que de penser au virus, j'ai l'impression d'être sale. Il me faut une douche brûlante. 
Dans mon dos, j'entends Mark qui s'avance vers le couloir en soupirant. Au moment où je pose la main sur la poignée de la salle de bain, la voix de mon compagnon s'élève, forte et claire dans l'appartement.
        - Si ça avait été toi, Diego. Tu aurais voulu qu'on te tourne le dos ? Toi qui détestes être délaissé... Si un jour tu tombes malade, il y a des chances pour que tu meurs seul, sans personne pour te tenir la main.

J'ouvre précipitamment la porte et me réfugies contre le mur glacé de la salle d'eau.
Ça aurait pu être moi.

J'avais juste eu de la chance.




[J'avais eu l'idée de ce texte à l'époque où je vivais au Canada, après avoir vu le film Philadelphia (que je vous recommande chaudement. J'avais imaginé comment un de mes vieux personnages de Nine Lives, Diego, aurait réagi dans une situation impliquant une personne mourant du SIDA.
Le sujet était un peu trop violent pour moi à l'époque et je n'avais jamais réussi à m'atteler à son écriture. Mais je saisis aujourd'hui l'occasion : le 1er décembre est la journée mondiale contre le SIDA.
Oui, tous les jours c'est une nouvelle "journée contre/pour/de machin", mais on ne répétera jamais assez qu'on ne guérit toujours pas du SIDA
J'espère que je serais là pour fêter le jour où un vaccin sera enfin découvert, mais en attendant par pitié protégez-vous
Il suffit d'une fois pour être contaminé(e). 
Il suffit aussi d'une fois pour contaminer celui ou celle qu'on aime. Renseignez-vous, faites le test, protégez-vous et protégez ceux que vous aimez (que ce soit une nuit ou pour la vie).]

7 commentaires:

Félix a dit…

Un beau texte, une belle musique, pour servir une belle cause.

Jaja a dit…

Wow.
Ce texte est d'une puissance impressionnante (et combiné à la musique c'est d'autant plus fort).

Je ne vais pas faire la liste de ce qui m'a plu dans ce texte, parce qu'elle serait longue comme le bras et que de toute façon je ne trouve aucun point négatif.

Juste bravo et re-wow.

(Et dans ce qu'il faut voir sur le sujet, je rajoute la mini-série Angels in America : http://www.imdb.com/title/tt0318997/ (Bon, par contre comme jsuis pas douée, je sais pas quelles balises il faut mettre pour insérer un lien, hem))

niko a dit…

Ha ben justement ça m'a fait pensé à Philadelphia en le lisant (mon dieu mais quelle idée d'appeler un fromage comme ça.... oui désolé pour la digression mais fallait que ça sorte)... et sinon 3e phrase "Ma tasse de thé est vide et mais je n'ai pas "... faut se relire les enfants ! :)

UnCourageuxAnonyme a dit…

Donc,

Je n'ai finalement pas pris la liberté de suivre votre conseil musical (contrairement à d'habitude) je l'ai lu en compagnie du dernier album de Patrick Watson "Just another ordinary day" et je dois dire que les premiers morceaux se prêtent bien au jeu de la bande originale de texte de Marine. Quel joli prénom d'ailleurs, vous l'ai-je déjà dit ? Il ne semble pas, voilà cet oubli réparé.

Donc pour revenir au texte je l'ai aimé, mais je l'ai trouvé court sur sa fin, j'en ai perdu pied. J'attendais une forme de longueur sur le moment de prise de conscience. Pour plusieurs raisons sûrement :
- parce que je m'attache à lire sans dévoiler la page web trop vite pour ne pas visualiser l'architecture du texte (les paragraphes, le nombre de lignes restantes, ...),
- parce que vous lire est toujours un plaisir, et vous lire plus est un plaisir PLUS,
- parce qu'ayant eu ce type comportement à risques dernièrement j'avais envie de continuer l'histoire jusqu'au moment où j'aurais pu me dire "Hey mec, stop it now, les personnages meurent alors que les êtres humains disparaissent, ou l'inverse",
- parce que je commençais à aimer le connard égoïste et peureux sous la douche.
Voilà les raisons, sans compter celles que j'oublie.

Et pour finir des formules telles que "A l'instant où les mots passent mes lèvres", "comme si j'étais une chose répugnante et possiblement dangereuse", ou "J'imagine le sang propre et sain qui traverse son corps à toute vitesse" ben ... euh ... je les aime.

C'est tout je crois, la suite au prochain épisode de ce blog.

Nine a dit…

Merci à tous pour vos commentaires, critiques et corrections ^^

A bientôt (j'espère...) pour de nouvelles aventuuuures !

Mipou a dit…

Superbe... je suis émue. Merci

Nine a dit…

Merci Mipou :)