mardi 22 juin 2010

Deovi


Assis sur le balcon brûlant, Adil observait sa ville, essayant de se faire discret. Si sa mère ou une de ses tantes le trouvait ici, en plein soleil et ne faisant rien d'utile, il serait puni. Son père lui dirait ensuite que les rêveurs ne faisaient jamais rien de bon pour la communauté. Les rêveurs n'avaient pas aidé à construire cette ville, à bâtir ces maisons, à faire de Deovi la cité merveilleuse qu'elle était aujourd'hui. Les rêveurs ne parlaient que du passé.
Adil ne voulait pas être un rêveur. Il voulait être un grand homme comme son père, se répéta-t-il en se levant pour regarder par-dessus la rambarde.
Deovi était vraiment une cité magnifique. Les toits plats des maisons, couverts de sable, semblaient onduler au soleil. Du linge, parfois jauni par la poussière, séchait sur des cordes tendues entre les édifices. Dans la rue, de grands draps rouges ou ocres étaient suspendus entre les façades des maisons et dispensaient une ombre bienvenue. Le soir, les vieux se réunissaient souvent pour prendre le thé sous ces tonnelles. Ils racontaient alors des histoires, parlaient du temps où le sable ne recouvrait pas tout.
Adil ne voulait pas être un rêveur, un bon à rien. Mais lorsque le vieux Karham parlait de l'eau qui coulait dans les rues et du sable blanc qui tombait du ciel, Adil le croyait. Même si les chefs traitaient Karham de vieux fou.

-Adil! Eh, Adil!
Le garçon se pencha par-dessus la rambarde.
Quelques mètres plus bas, les jumeaux, Menara et Mataka, l'appelaient en agitant les bras.
-Adil! Grouille-toi, bon sang! Saute!
Adil jeta un coup d'œil dans la rue. Le plus vieux de la bande, Erowan, courait déjà en direction du Vieux marché. S'il ne sautait pas maintenant, les jumeaux partiraient aussi, sans lui. Et il resterait là avec ses petites sœurs, comme un bébé pleurnichard.
-Je... d'accord, j'arrive! Attendez-moi! leur cria-t-il avant de se jeter dans le vide.
Il était presque habitué à la chute maintenant, il savait comment sauter en faisant le dos rond pour rebondir sur l'une des tonnelles rouges et enfin retomber sur les genoux et les mains, le sable amortissant le choc.
Menara l'aida à se relever et lui épousseta les genoux. Mataka surveillait les environs pour éviter qu'un adulte ne les attrape.
-Bon, alleeez! Dépêchez-vous!
Menara lança à son frère un regard assassin. Elle prit la main d'Adil et tous se mirent à courir vers le Vieux Marché. A chaque secousse, le contenu du sac que portait Mataka cliquetait joyeusement. Sûrement des lampes et de l'huile, pensa Adil.
Aujourd'hui, ils allaient explorer les sous-sols.

Le sable rentrait et sortait de leurs sandales à chaque pas. Il était encore tôt dans l'après-midi et les adultes faisaient presque tous la sieste. Le moment idéal pour faire des bêtises sans se faire prendre.
Les enfants passèrent aussi discrètement que possible devant le poste des Guerriers des sables. Deux d'entre eux jouaient aux dés et un troisième somnolait dans sa chaise de surveillance. Gvanel, le frère aîné d'Erowan, était étudiant ici désormais. A peine quelques mois auparavant, lui aussi courait dans les rues à la recherche de trésors cachés.
Le Vieux Marché était calme à cette heure-là, le peu de commerçants présents prenaient le thé et discutaient entre eux au lieu de haranguer les clients comme au marché du matin. Presque dissimulé derrière une échoppe d'objets en cuivre, Erowan attendait. Il était énervé d'avoir à attendre les « gamins », Adil pouvait le voir sur son visage. Mais Erowan était encore trop jeune pour rejoindre les bandes d'adolescents qui traînaient le soir sur la Place des Anciens.
Arrivés à sa hauteur, les jumeaux se mirent à parler en même temps.
-Tu as trouvé une entrée? Où est-elle? Il y a quoi dedans alors? T'as déjà été voir?
Erowan prit son temps pour répondre, profitant de son petit moment de gloire.
-Vous vous souvenez l'effondrement chez Jovani, le tisserand, la semaine derrière?
Les trois enfants acquiescèrent, gardant un silence quasi-religieux.
-Eh bien, ce sont les fondations de sa cave qui ont cédé. Et quand mon frère y est allé avec la brigade, il m'a dit que le sol de la cave s'était effondré et selon lui... il y a un des vieux tunnels en-dessous!
Adil n'en croyait pas ses oreilles. La plupart du temps, quand ils partaient explorer les sous-sols, ils se retrouvaient dans d'anciennes caves datant de la construction de Deovi. Mais là... il s'agissait d'un des tunnels qui avaient existé avant Deovi! Un des tunnels du monde dont parlait le vieux Karham...
-Il va nous falloir des cordes pour descendre, continua Erowan, le trou est profond...
-J'ai pris des cordes et des lampes, le coupa Mataka. Allons-y!
Menara hocha solennellement la tête et Erowan lui sourit.

Le trou provoqué par l'effondrement était très impressionnant. Adil ferma les yeux pendant toute la durée de la plongée, tandis que Mataka le descendait au moyen d'une poulie improvisée.
Menara et Erowan étaient déjà en bas, allumant les lampes à huile. L'air était glacial et humide, très différent du climat auquel les enfants étaient habitués. Une fois que Mataka les eut rejoints, ils se mirent en route.
Le sol était recouvert d'une poussière épaisse et grise qui collait aux sandales. Malgré les lampes, Adil ne voyait pas plus loin que ses pieds; il pouvait cependant sentir Mataka frissonner à sa gauche.
-J'ai trouvé un mur! s'écria soudain Menera, en reculant. Qu'est-ce que c'est comme matière ça...?
Elle se rapprocha et passa son doigt sur une sorte de petite surface blanche et polie, couverte de poussière collante. Le mur entier était recouvert de ces petits rectangles blancs qui disparaissaient dans la pénombre.
-Quelqu'un voit le plafond? demanda Adil, agité de petits sursauts nerveux.
-T'inquiètes pas, je sais par où on est arrivés, on pourra ressortir, murmura Erowan.
C'est à ce moment là qu'Adil se rendit compte que, depuis leur arrivée dans le tunnel, ses amis et lui chuchotaient.

Suivant le mur, ils tombèrent sur une sorte de tableau vitré encastré entre les rectangles blancs. Sauf que ce n'était pas du verre qui recouvrait le dessin en dessous, mais plutôt une sorte de matière transparente et jaunie.
-Vous voyez quoi, vous? demanda Menara. On dirait une carte non?
-Je ne sais pas, répondit son frère. C'est plus comme un dessin, avec plein de fils et de traits... C'est peut-être comme ça qu'ils écrivaient!
Adil s'approcha un peu plus. Le « verre » jauni empêchait de voir clairement, mais il y avait bien des dizaines de traits se croisant n'importe comment. A coté de chaque croisement on pouvait voir une petite marque noire, peut-être un mot? Il y avait quelque chose de marqué en haut du dessin mais Adil était trop petit pour voir.
-Eh! Venez voir ça! s'exclama Erowan, faisant sursauter tout le monde.
L'écho de sa voix se répercuta plusieurs fois contre les murs dans un bourdonnement funèbre.
Erowan était debout sur des … chaises. Oui, les chaises les plus étranges qu'Adil n'ait jamais vu, mais il n'avait pas d'autre mot pour décrire la rangée de cinq sièges ocres couverts de crasse.
Du bout des doigts, Erowan touchait une partie du mur éclairée par sa lampe.
Une partie avec des carreaux noirs...
Instinctivement, Adil se rapprocha de Menara.
-Qu'est-ce que c'est...?
Erowan se grandit le plus possible, dressé sur la pointe des pieds.
-C'est … un mot je pense.
Éclairant la partie sombre du mur, Erowan découvrit une suite de petits rectangles blancs sur la surface sombre. En regardant mieux, Adil comprit que les carreaux n'étaient pas noirs, mais plutôt bleus foncés. Et ces rectangles... formaient des lettres.
-On dirait les lettres que Karham utilise pour écrire ses histoires, murmura Menara, les yeux rivés sur les formes blanches.
-Adil! S'exclama Erowan. Karham t'a appris à écrire comme ça, non? Qu'est-ce que ça veut dire?
Le petit garçon se recroquevilla contre Menara. Il avait reconnu les lettres de Karham. Karham n'était pas fou!
-Adil! cria Mataka en le secouant. Lis le mot!
Adil lança un regard terrifié à Menara qui lui fit un sourire encourageant. Il tourna son regard vers le mot.
-D'accord... Ka … to... Non, pas 'ka'. 'Sha'. Sha, to, … Shato. Et je crois que le dernier bout c'est 'le' ou ...
C'est à ce moment qu'ils virent l'animal. Une sorte d'énorme chat gris et luisant comme du cuir les observait, assis à quelques mètres d'eux.
Menara poussa un cri étouffé.
-Du calme, chuchota Erowan en descendant très lentement de la chaise. On recule doucement jusqu'à la sortie. Ne le quittez pas des yeux.
Tous commencèrent à battre en retraite. Mais le chat les suivait, restant juste en dehors de la portée de leurs lampes.
-La lumière... Il vit dans le noir, il doit avoir peur de la lumière..., murmura Adil.
Et sans plus réfléchir, il jeta sa lampe de toutes ses forces en direction du chat. La lampe atterrit à quelques centimètres de l'animal, l'huile en feu se répandant rapidement sur le sol. La bête recula en poussant un cri perçant et détala dans la pénombre.
Erowan fut le premier à reprendre ses esprits.
-On ne reste pas là. Vite!
Les enfants s'enfuirent à toutes jambes vers la sortie.

Pendant plusieurs minutes, la flaque d'huile se consuma, éclairant le tunnel d'une lumière vacillante.
Et tandis que les jeunes explorateurs retrouvaient l'air libre, un mot oublié depuis des centaines d'années resta quelques instants visible.

Et sur le mur illuminé, Karham le fou aurait pu lire:
« Châtelet »



[Ecrit dans le cadre d'un concours "Portrait de ville", sur le Forum Francophone de DeviantArt.
J'en profite pour remercier
odul de son commentaire, qui m'a fait plus que plaisir et inciter les lecteurs de passage à commenter et critiquer. Un petit mot fait toujours plaisir.]

2 commentaires:

odul a dit…

Superbe, encore plus sur signs de bloc party, que j'écoutais de mon côté avant d'arriver sur ton blog.
Je le répéterai une fois de plus, il y a vraiment quelque chose qui émerveille dans tes textes, même quand tes mondes sont sombres les textes resplendissent.
En fait voilà je crois que les choses que tu racontes sont hors du temps (hors du cadre spatio-temporel) et j'aime ça. Ne pas te connaître (tu n'es ni une proche, ni un personnage public dont je pourrais me faire une vague idée en fréquentant la radio ou sa page wiki) fait que l'émerveillement est encore plus beau.
J'aime!

ps: celui-là (comm) tu n'es pas obligée de le publier. Je dirais que c'est mon droit de réponse à ton "J'en profite pour remercier odul de son commentaire, qui m'a fait plus que plaisir".
Au plaisir de te lire, plus régulièrement peut-être =).

Nine a dit…

Je publie quand même, mon égo aime à être flatté de temps à autres ^^
Merci encore.