jeudi 10 septembre 2015

Strangers 8 - G.


Les gens meurent.
Les gens oublient puis ils disparaissent et meurent et j'ai si peur de mourir.

Je me raccroche aux sensations. Celles que je n'ai pas à articuler avec cet esprit qui me glisse entre les doigts, comme si j'essayais d'attraper une anguille à mains nues. Il fait sec et chaud dans la pièce. La couverture est rêche et la chemise que je porte est en papier. La peau de mes mains s'étire comme du cuir prêt à craquer. Un souvenir flou affleure à la surface, des mains qu'on masse avec de la crème avant d'aller dormir. Mais je ne suis pas sûr que c'était vraiment moi.
Ressentir est plus simple. Plus que de se souvenir. Plus que de parler.

Je recule un peu plus et heurte la barre en fer de la tête de lit. Le lit est sur roulettes et il se secoue quand je bouge. Je suis terrorisé. L'air a une odeur acide, de celles qui nettoient les malades et tuent les microbes. Je serre la couverture dans mes mains et c'est comme si je tenais du papier de verre.
Les autres gens dans la pièce parlent. Ils chuchotent rapidement en me jetant des coups d’œil et je ne suis pas stupide. Je sais qu'ils parlent de moi. Mais je ne sais pas pourquoi.

       - Il a avalé trois fois sa dose habituelle de médicaments, Philippe... Il voulait mourir !

Non ! Non non non nonnonnonnonnonnnononj'ai peur je ne veux pas. Oublier c'est disparaître et si on disparaît on meurt non non je ne veux pas mourir, aidez-moi à me souvenir !

       - Tu crois sérieusement qu'il a les idées assez claires pour décider de se suicider ? A tous les coups, il a oublié qu'il les avait déjà pris !
La jeune femme soupire et se laisse tomber dans un des gros sièges contre le mur.
       - Je n'ai juste plus la force pour ça... J'ai les enfants, le travail. Tu es très occupé, toi aussi. Il a besoin d'une surveillance constante et on ne peut pas abandonner nos vies pour nous occuper de lui...
Elle a de jolis cheveux blonds, très longs, qui tombent en rideau devant son visage lorsqu'elle se penche en avant. L'homme lui ressemble. Il me rappelle quelqu'un.
       - D'accord. ... D'accord, on a essayé et ça n'a pas marché. Le médecin m'a dit qu'on pouvait le laisser ici pour quelques jours. Ensuite... Ensuite on verra pour lui trouver un hospice.

Les deux se tournent vers moi. Je remonte la couverture râpeuse sur mes jambes pour me cacher. Pourquoi n'ai-je pas de pantalon ? Je veux leur parler, leur poser la question. Comment s'appelle la jolie blonde, pourquoi le jeune homme m'est-il familier et où est mon pantalon ? Mais c'est comme si tous les mots étaient tombés et avaient roulé sous le lit. Je sais qu'ils sont là, je ne sais juste pas comment les atteindre.

La jeune femme s'est levée. Elle s'approche du lit et pose un instant sa main sur mon bras. Elle est fraîche et douce. J'aurais voulu qu'elle reste.
       - Prends soin de toi d'accord ? Le docteur va repasser avant que ça soit l'heure de dormir.
Elle a de l'eau dans les yeux et sort rapidement de la pièce, sans se retourner. L'homme est à côté de moi, il me sourit.
       - Je sais que tu fais de ton mieux. Je suis désolé qu'on en arrive là. Je pensais qu'on aurait plus de temps.
Le jeune homme qui ressemble à quelqu'un m'embrasse sur le front avant de reculer.
       - Essaie de dormir, d'accord ? Je reviens demain.
Je ne sais pas comment lui dire que oui, j'ai compris. Mais je voudrais bien savoir quel jour on est, pour savoir quand ce sera demain...
J'essaie de rassembler les mots pour lui poser la question mais il est déjà dans l'encadrement de la porte. Il me fait un grand sourire, lui aussi ses yeux sont mouillés.
       - Bonne nuit, papa.

Le jeune homme est beaucoup trop vieux pour être mon enfant. Je soulève la couverture et regarde mes jambes, creusées et couvertes d'une fine peau pleine de plis.
Je suis un vieux monsieur. Un monsieur qui oublie.
Oublier c'est disparaître.

Autant mourir.


[La série Strangers est un exercice d'empathie. Parfois c'est un peu plus dur qu'à l'habitude.
Toute ma compassion va aux personnes atteintes d'une maladie de la mémoire et à leur entourage.
Pour en savoir plus sur la maladie d'Alzheimer et autres maladies apparentées : France Alzheimer]


1 commentaire:

Hélène a dit…

Très chère Nine,

Sur cette vignette, étrangement j'ai compris assez le contexte.
« Les gens meurent. Les gens oublient. »
Les gens oublient. En trois mots, des souvenirs remontent déjà dans la gorge. Autour de moi, les gens ont d'abord tendance à oublier avant de s'éteindre petit à petit. Oublier les autres, s'oublier soi-même, et être le témoin terriblement impuissant de cette déchéance…
La couverture rêche, l'odeur acide, les draps froissés de ce lit trop grand… y a des souvenirs que j'aimerais effacer pour les remplacer par des scènes de tendresse, de grand-père malicieux à l’œil vif, et de vieille dame qui me racontait des histoires…
Les souvenirs dans la gorge poussent pour se faufiler sous les paupières mais je les retiens, ça m'apprendra à lire tes textes au boulot !

Mais la scène est déchirante, et pour G. et pour ses enfants (?) et ça résonne en moi, y a des échos, des souvenirs, des scènes désagréablement familières et décidément beaucoup trop récurrentes…


« Oublier c'est disparaître.
Autant mourir. »

La fin porte le coup final. Terriblement triste mais terriblement lucide et réaliste sur ces situations de perte de contrôle… Je ne sais pas si c'est déplacé de dire que ce texte est beau dans sa façon de dépeindre cette tristesse et de désespoir qui touche pas mal de personnes, mais je le trouve juste et touchant.

Juste merci !