dimanche 17 avril 2011

Le Cauchemar.


        On ne peut pas toujours être qui on veut dans la vie. Parfois, on nait juste au mauvais endroit, au mauvais moment, dans la mauvaise famille. Mais quand on sait vraiment qui on est, au fond de soi, il faut essayer de toutes ses forces de s'approcher de cet idéal.
Moi, je ne suis pas vraiment né. J'ai juste commencé à exister. Moi, je suis le cauchemar de Laurine.

        Je n'ai jamais voulu être un cauchemar. Être un amas de pensées douloureuses était déjà assez pesant. Mais par une triste combinaison de souvenirs, de bruits et de peurs, Laurine me fabriqua l'année des ses trois ans.
Souvent, les cauchemars d'enfance sont des passades, ils sont engendrés par des émotions récentes et disparaissent dès que le rêveur a appris à les gérer. J'ai vu de nombreux cauchemars se volatiliser à peine arrivés, battus par la logique s'installant peu à peu dans l'esprit de ma Laurine. Des cauchemars de chiens qui aboient trop fort, d'ombres mouvantes derrière les meubles et de clowns effrayants... la petite fille avait appris à se réveiller en sursaut pour s'en échapper, puis à penser à des choses heureuses pour les empêcher de revenir.

Mais moi, je revenais toujours.

        Tout le monde a un cauchemar qui revient, à intervalles réguliers, toujours un peu différent mais toujours fondamentalement le même. Les passades nous appellent les "autochtones", parce que nous ne faisons pas que passer furtivement dans nos hôtes, nous y vivons, nous y sommes nés et nous en faisons partie intégrante.
La plupart des "autochtones" sont uniquement composés de pensées douloureuses, effrayantes et agressives. Ils sont là, tapis, à attendre que le rêveur baisse sa garde pour l'attaquer au moment le plus faible de son sommeil. Bien souvent, ils dressent même des remparts pour l'empêcher de trouver la sortie et de se réveiller. Les autres autochtones de Laurine ne sont que pure méchanceté. Je ne les aime pas.
Moi, je ne voulais pas être un cauchemar, je voulais être un rêve. Quand Laurine était toute petite, elle rêvait souvent des couleurs vives qu'elle avait vues sur des fleurs ou des papillons. Ses rêves n'avaient ni queue ni tête mais ils la rendaient heureuse. 
Je voulais être un rêve de papillons moi aussi.

Mais le destin en décida autrement. 
Un soir, ma petite rêveuse s'était assoupie dans le canapé, entre ses deux parents qui regardaient la télé. Dans son demi-sommeil, elle entendait vaguement les bruits du film policier que son père avait voulu voir. Son repos était un peu agité, elle était dans le jardin mais le ciel était tout gris et la pelouse était recouverte d'eau boueuse. Une explosion dans le film la réveilla en sursaut. Sa mère, qui n'était pas passionnée par l'intrigue, profita de l'occasion pour aller coucher la petite en laissant le père seul devant l'écran.
Laurine avait beaucoup de mal à garder les yeux ouverts, elle ne se souvenait pas vraiment de son cauchemar mais savait qu'il était effrayant et qu'elle ne voulait pas y retourner. Sa maman la déposa dans le petit lit et lui fait un bisou avant d'aller se mettre en pyjama.
        J'attendais au bord de la conscience de Laurine, près à devenir un rêve. J'avais stocké pour elle plein de couleurs, de bruits d'oiseaux, de câlins à ses peluches et de papillons qui s'envolent. Je n'allais sûrement être qu'un rêve de passage, mais au moins elle se souviendrait d'avoir passé une jolie nuit.
        J'étais donc là, à attendre patiemment qu'elle s'endorme assez profondément pour commencer à rêver quand les bruits du film policier lui revinrent à l'esprit. Je vis se former à nouveau dans sa tête l'image du jardin inondé de boue. Il fallait que je fasse quelque chose! Je lançais sur le jardin de magnifiques couleurs et des bruits apaisants. Mais aucune couleur ne semblait pouvoir s'accrocher au décor et une pluie assourdissante se mit à tomber, faisant taire mes oiseaux. Je compris ce qu'il se passait. Un cauchemar abominable se préparait. J'entendais déjà les chiens d'une méchante voisine hurler au loin. Soudain, Laurine apparu au milieu de la pelouse. Une poupée à la main, elle était à genoux dans l'eau boueuse, l'air terrorisé. Je sentis alors le destin me tirer en avant. J'étais le cauchemar abominable. Toute cette boue, ces hurlements et cette peur, c'était moi. Tout ce temps, j'avais attendu dans la tête de ma rêveuse, me préparant à être un magnifique rêve... et j'étais en fait un cauchemar. J'étais méchant, j'étais effrayant et j'allais être le responsable des réveils en sursaut et des pleurs étouffés dans l'oreiller.
        J'avais beau me débattre de toutes mes forces pour attirer Laurine dans une autre direction, pour dissiper la pluie et faire taire les chiens, je n'y arrivais pas.
        Cette nuit-là, Laurine fit son premier vrai cauchemar. Seule dans son jardin, elle était engluée dans une eau boueuse et collante. Quelqu'un la cherchait, quelqu'un de dangereux, guidé par des chiens hurlant à la mort. Et malgré tous ses efforts, la petite fille ne pouvait ni s'enfuir au loin ni se réfugier dans la maison. Elle était coincée et quelqu'un arrivait pour la tuer.

        Lorsque Laurine se réveilla après ce qui me sembla des heures de tortures, je me préparais pour mon départ. J'allais sûrement me dissiper, je n'étais qu'une passade suggérée par le film du soir et j'étais soulagé de partir et de ne plus jamais avoir à lui imposer ce cauchemar. Mais quelque chose n'allait pas. Je ne disparaissais pas.
        Je sentais le regard d'autres rêves en attente de devenir des passades. Tous pensaient la même chose. J'étais le premier à ne pas se volatiliser... et j'étais un horrible cauchemar. Laurine ne se débarrasserait jamais de moi. A chaque nuit, il y aurait une chance pour que je sois appelé et qu'elle se retrouve seule dans la boue, sans aucune échappatoire.
        Je priais pour qu'elle me modifie. Elle pouvait le faire, changer un détail, faire disparaître la boue, faire sortir un de ses parents de la maison pour la sauver. Un cauchemar n'est jamais qu'une histoire qu'on a imaginée, elle pouvait changer la fin et me faire disparaitre. Mais elle n'y arrivait pas. Quelques morceaux du scénario changeaient, mais le résultat était toujours le même: elle passait sa nuit en proie à une peur paralysante qui la faisait se réveiller en hurlant. Alors, plusieurs fois par an, je me sentais tiré sur le devant de la scène et je regardais la petite se débattre en essayant d'échapper à une ombre d'homme qui allait l'attaquer. Je n'avais jamais voulu ça. Je me dégoutais.

Puis un jour me vint une idée.
Si elle n'arrivait pas à me changer d'elle-même, c'était à moi de me modifier.
Cela prenait du temps. Chaque détail était un travail de longue haleine. Je n'arrivais pas à changer les grandes lignes du cauchemar. Alors je décidais d'ajouter un seul détail. Quelque chose qui pourrait la calmer, l'apaiser, faire en sorte qu'elle pense moins à l'homme menaçant.

        Laurine, du haut de ses dix-neuf ans, rêve toujours de moi plusieurs fois par an. Je suis toujours effrayant, je pense même être la raison pour laquelle elle n'aime pas les chiens.
        Mais quand elle se retrouve seule dans le jardin, entendant l'homme et ses chiens approcher, elle voit parfois quelques papillons multicolores se poser sur les fleurs ternes du jardin. Et pendant un instant, elle n'a plus peur.

Pendant un instant, je suis un rêve...



[Inspiré par les sages paroles de mon petit cousin de 5 ans, qui ce soir à dit à ma mère: 
"Mais en fait, les cauchemars, c'est comme des rêves, mais en méchants. 
Sauf qu'il faut pas en avoir peur parce que c'est pas de leur faute s'ils sont méchants. 
Peut-être qu'en fait ils aimeraient juste être des rêves gentils..."]

PS: Le texte sur la chanson de Ke$ha est sur le feu depuis 2 semaines, ça commence un peu à sentir le cramé, mais au moins je poste un truc! 
Il est 2h10 et je ne me suis pas relue, à vous les studios!

8 commentaires:

Jaja a dit…

Alors là, je dis bravo au petit cousin pour sa remarque pleine de sagesse, et bravo à la grande cousine pour l'histoire qu'elle a su broder tout autour.

Julie-A a dit…

J'aime beaucoup, beaucoup, beaucoup.

KyA a dit…

C'est mignon comme d'une simple réplique d'un petit enfant tu réussi à faire un si beau texte. J'aime beaucoup !

Félix a dit…

Tiens, je l'avais pas commenté, celui-là.

J'adore. Le point de vue est original, l'idée d'origine est bonne, c'est finement amené et traité.
Merci pour ce texte!

Nine a dit…

Merci tout le monde! (oui oui, j'existe toujours)

Jibey Beh a dit…

Bouh ! (et oui c'est encore moi.. l'un des seuls atouts de la grippe, c'est de pouvoir surfer sur ton blog en toute tranquillité)

Donc oui c'est encore moi et je suis là pour dire : j'adore.

Le texte encore, l'idée surtout... et la sagesse de l'enfant. Pourquoi n'apprenons-nous pas plus à les écouter ?

Nine a su le faire, à nous de prendre la relève !

En un mot : magnifique
En un smiley : (y) !

Floh a dit…

J'ai découvert ton blog en passant sur la page facebook de Silver & je commence seulement maintenant à lire tes textes, ils me plaisent décidément beaucoup, mais celui-ci... Il est vraiment magnifique. La fin m'a émue & pas qu'un peu, j'ai même senti mes yeux s'embuer un peu.
Je retourne lire les suivants, bonne chance pour la suite :)

Nine a dit…

Merci :)