dimanche 6 février 2011

La flamme

          Je sors de la bouche de métro en bousculant un groupe d'adolescentes. Elles m'insultent mais je ne me retourne pas. J'enrage. C'est pour ça que je suis descendue six stations plus tôt que prévu, pour me calmer. Je vais marcher jusque chez moi, respirer à fond et profiter du redoux qui flotte sur Paris depuis deux jours.
Rha, je suis hors de moi! Je n'en reviens pas qu'il m'ait remplacée par cette conne. Il se la tape, certes, mais je ne vois pas le rapport! Vincent et moi avons travaillé pendant plus d'un an sur cet album. Je l'ai soutenu dans ses crises existentielles, j'ai écouté douze versions de la même chanson pour l'aider à trouver le détail qui manquait à la mélodie, je l'ai regardé découdre et recoudre des paroles sur lesquelles nous nous étions déjà mis d'accord. Sans rien dire. Parce que je croyais en lui. Parce que j'étais sûre que notre musique allait faire une différence.
          Et maintenant que toutes les démos sont enregistrées avec ma voix. Maintenant que j'ai porté le bébé pendant des mois, il me l'arrache pour refiler le travail fini à sa nouvelle pouf?! "Désolé Sophie, mais Inès est très douée et je sens un meilleur feeling créatif passer avec elle. Je dois choisir ce qui est le mieux pour ma musique, tu comprends..."
C'était notre musique. Connard.
          J'étais sortie de son appartement avec l'envie d'y mettre le feu. Évidemment, être coincée dans le métro avec un tas d'étrangers collés à moi n'avait pas arrangé les choses. Arrivée à Saint-Michel, je m'étais dit qu'un peu d'air frais me ferait du bien. Paris la nuit, les lumières dansant sur la Seine... Je m'étonne toujours de la beauté de cette ville, si peu de parisiens prennent le temps de l'apprécier...
          Je m'arrête quelques instants sur le pont, accoudée à la rambarde. Sur les quais, quelques mètres plus bas, un homme joue de la guitare. Assis à côté de lui sur le banc, un autre homme chante dans une langue que je ne comprends pas. Je reprends mon chemin, un peu rassurée. Même si Vincent m'a 'virée', ça ne veut pas dire que je ne peux plus faire de musique ou que je n'ai plus le droit de chanter! Je sors mon mp3 de mon sac en traversant la rue. Je vais rentrer chez moi, prendre ma guitare et écrire une chanson qui sera tellement belle et poignante que Vincent se pointera à genoux pour me supplier de le reprendre. Et je l'enverrai se faire foutre.
Sur ses bonnes résolutions, je m'engage sur le second passage clouté quand j'entends un crissement de pneus. Soudain, je me sens tomber.
          J'ai les yeux ouverts et je peux voir les lumières défiler beaucoup trop vite, ma tête heurte le bitume avec un bruit de craquement qui me donne envie de vomir. Il faut que je me relève, je suis toujours au milieu de la rue, mais je n'arrive pas à bouger mes jambes. Des gens apparaissent dans mon champ de vision. Une femme se penche au-dessus de moi, me dit que les secours arrivent. Des voitures klaxonnent. Je dois boucher la circulation. Moi qui me plains toujours des gens qui bloquent le métro en se jetant sur les voies...
La femme essaie de me faire parler. Elle me dit qu'elle s'appelle Sandrine, que son mari a appelé le SAMU, que ça va aller. Elle serre fort mon poignet, pour s'assurer que mon cœur bat toujours je suppose. J'essaie de bouger, pour lui dire que je l'entends, que je suis là, mais mon corps ne me répond pas. D'ailleurs, après réflexion, je ne sens rien en dessous de la ceinture. Je suis pourtant sûre que se faire heurter par une voiture doit faire très mal. Mais je ne sens que les graviers qui me rentrent dans les épaules et Sandrine qui s'accroche à mon poignet. Mes yeux me piquent. Je n'arrive même pas à cligner des paupières...
          Quelques secondes ou quelques heures passent, puis je vois les lumières des gyrophares teinter de bleu les visages des badauds. Les secours sont là, mais je ne suis pas plus réjouie que ça. Je ne les ai pas entendus arriver... Sandrine me parle toujours mais je vois juste ses lèvres s'agiter sans qu'aucun son en sorte. J'ai envie de hurler, juste pour entendre quelque chose, mais mon corps ne me réponds toujours pas. Je ne sens même plus les ongles de Sandrine s'enfoncer dans ma peau.
          Deux ambulanciers font reculer la foule tandis qu'un autre s'agenouille à côté de moi. Il me sourit et en fixant ses lèvres j'arrive à comprendre qu'il me demande mon nom. Je ne lui réponds pas, évidemment. Sandrine lui tend mon portefeuille. Il le prend et le fouille, puis dit quelque chose à la femme. Elle me lance un dernier regard puis se lève et va rejoindre le reste des spectateurs.
          Les secours s'affairent autour de moi. Un policier entre dans mon champ de vision. Il dit quelque chose à un des ambulanciers puis secoue la tête et disparaît. Les immeubles deviennent de plus en plus flous. On me pose un masque sur le nez mais je ne sens pas mes poumons bouger. Je ne sens plus rien, à vrai dire. Ma vue se brouille. Je crois que je pleure.
Et soudain, la nuit, la vraie. Celle que seule les aveugles connaissent.

La flamme est soufflée.
Je ne suis plus.


[2h35... merde, moi qui voulais me coucher tôt. Bref, j'ai eu cette idée hier soir, en rentrant d'une soirée ciné/resto jap (d'ailleurs, je vous recommande The King's Speech). 
J'ai fait Place Monge-Strasbourg St Denis à pieds pour retourner chez moi, et une voiture m'a frôlée sur un passage piéton à Châtelet. Je me suis rendue compte d'à quel point un accident serait vite arrivé. De la facilité avec laquelle une personne normale, vivant sa vie, ayant ses problèmes, pourrait juste disparaître. S'éteindre comme ça, en pleine rue, au milieu d'une soirée banale comme il y en a eu tant d'autres.
L'idée de base était que Sophie mourrait sur le coup, mais restait consciente un moment, voyant les pieds des passants/badauds/infirmiers etc. Mais, même si je ne suis pas super fière de moi sur ce texte, je préfère cette version dans laquelle on la voit s'éteindre, son corps se court-circuitant sens par sens jusqu'à sa mort.
... Bon, si vous n'êtes pas partis vous pendre, je veux bien des avis! Et d'avance pardon pour les fautes, il est un peu tard.]

7 commentaires:

Jaja a dit…

Si c'est pour nous pondre des textes comme ça, tu peux te coucher tard et avoir des dimanches peu productifs plus souvent !
Même si les faits sont horribles, ce texte est vraiment magnifique.

Félix a dit…

Je dis tout pareil que Jaja: Ce texte est absolument magique! Ton rendu de l'accident est poignant et d'un réalisme incroyable.

KyA a dit…

Tout a déjà été dit par Jaja et Félix... Mais quand même je redis qu'il est poignant, ce texte !

Silver a dit…

... ça calme. Je n'ai absolument pas vu l'accident venir et cette scène est écrite à la perfection... Le moment où elle se fait renverser est criant de réalisme. Bravo.

Nine a dit…

Merci tout le monde, je ne pensais pas que ce texte ferait un tel effet... Moi qui le trouvait un peu bancal.

Niko a dit…

Quoi ??? tu vas au jap SANS MOI ?

Nine a dit…

Oui Niko. Et le sashimi est meilleur là où je vais, d'abord.