dimanche 22 août 2010

Strangers 5 - M.

Je reste assise, immobile à mon bout de la table.
Autour de moi, on crie, on se dispute, on se passe le lait... Autour de moi, ma famille petit-déjeune.
Ils ne m'ignorent pas vraiment, mais personne n'est habitué à ce que je parle à table. Ou à ce que je parle, tout court. On ne me pose pas de questions, on me fait un signe de la main pour me demander les céréales, on me remercie d'un hochement de tête.

J'ai quarante-deux ans et je ne suis même plus une femme ou ne serait-ce qu'une personne depuis longtemps. Je suis la mère silencieuse et fade, qui n'a jamais d'avis sur rien. L'ombre qui fait les repas, le ménage et la vaisselle. Celle qu'on regarde avec indulgence quand elle fait une sottise et qui se sent obligée de murmurer "Pardon, je suis empotée.".

Mes quatre enfants mangent en discutant, totalement oublieux de ma présence. Mon mari, derrière son journal, ne sait probablement pas que je vis dans la maison. L'aînée engueule sa sœur au sujet d'un emprunt de t-shirt, les garçons débattent de l'achat d'un nouvel ordinateur en sollicitant l'approbation de leur père qui hoche la tête en marmonnant une onomatopée.
Je pourrais devenir invisible et personne ne verrait la différence si tant est que les tâches ménagères soient faites. Je suis mieux qu'une bonne à domicile, je suis gratuite et je travaille à plein temps.

Je n'en peux plus. J'aurais sûrement pu vivre toute ma vie et mourir dans cette situation. Il a fallu que le ciel me tombe sur la tête pour que je me réveille de ce semblant d'existence. Je suis pathétique. Non. J'étais pathétique.

Je repose doucement mon verre vide sur la table. Les filles se sont insérées dans la conversation sur l'ordinateur, déclarant qu'il serait dans le salon et pas dans la chambre de leurs frères « Faut pas rêver, non plus! », en prenant à partie leur père qui les approuve d'un bruissement de journal.

Je me lève, personne ne me jette ne serait-ce qu'un coup d'œil. Soit.
Toujours debout entre ma chaise et la table, je reprends en main mon verre. Toujours pas de réaction.

Je jette de toutes mes forces le verre qui explose contre le mur à ma gauche.
Cinq visages ébahis se tournent vers moi en sursautant.
Bien.
-Puisque je vois que j'ai votre attention, j'ai quelque chose à annoncer.

Tous me fixent, médusés. La page des sports baigne dans la tasse à café de mon mari.
-J'ai un cancer. Il est parfaitement traitable car on l'a décelé assez tôt, cependant la nouvelle m'a fait prendre conscience du temps que je perds avec vous, temps que je ne pourrais jamais rattraper. Vous ne me méritez pas, vous me prenez pour un acquis, je fais partie des meubles. Je n'en peux plus et je ne saurais le tolérer d'avantage... Alors je m'en vais. Philippe, je demande le divorce. Tu n'auras qu'à engager une aide ménagère, et tu ne verras même pas que je suis partie. Les enfants, vous êtes une bande de gamins immatures et matérialistes. Vous ne méritez pas l'amour que je vous porte et les efforts que je fais tous les jours pour vous rendre la vie facile. Je vous laisse donc aux bons soins de votre père. Mes valises sont prêtes, je retourne en Bretagne.

Personne n'a bougé d'un iota. Philippe me regarde comme si je venais d'apparaître au milieu de la salle à manger dans un nuage de fumée. Une de mes filles tient toujours sa tartine en l'air, à mi-chemin entre la table et sa bouche.
-Bon, j'ai de la route devant moi donc je vais y aller. Je suis un peu pressée, donc je vous laisse faire la vaisselle et nettoyer le verre brisé! Au revoir!

Pas un mouvement à la table, peut-être ont-ils tous eu une attaque cardiaque en se rendant compte que je savais parler.
Je monte dans ma voiture et tourne la clé dans le contact.

Je reprends consistance, je ne suis plus ombre et fumée.
Et je suis vivante. Plus vivante que jamais.


[Et oui, deux textes en une soirée!
Productivité! Motivation!
Let's build a castle!
]

14 commentaires:

Jaja a dit…

J'aime beaucoup ce texte, plus que l'autre. Non pas que l'autre était mauvais, loin de là, mais le dernier me touche plus ^^

Bravo à toi d'avoir réussi à écrire deux textes en si peu de temps alors que juste avant tu me sortais "J'ai une image en tête mais pas d'histoire..."

Continue sur ta lancée Ninouche :gnou:

Silver a dit…

Ce texte a eu l'effet d'une claque sur moi. Il est juste excellent. Le final tombe à pic et on se sent réellement heureux pour cette femme qui prend la route... Sans hésiter, un de tes textes les plus puissants.

Jemmapes a dit…

Bravo !!!
Wow c'est... je sais pas comment l'exprimer ("poignant" serait trop cliché non ?)
Enfin, merci pour le sentiment de culpabilité. Sauf que ma mère est assez bruyante et n'a pas de cancer mais bon. Ton texte rappelle certaines valeurs tantôt oubliées...
Merci à Silver qui a communiqué l'adresse de ton blog !

Nine a dit…

@ Jaja et Silver: Merci ^^

@ Jemmapes: Arf, désolée pour le sentiment de culpabilité, mais ça ne fait jamais de mal de se souvenir de l'importance d'une maman ^^ Et bienvenue ici!

Félix a dit…

Enfin abonné à ton blog (depuis le temps que tu m'en parles, il était temps), Bravo. C'est marquant, prenant, et retrace en quelques lignes redoutables de simplicité et d'efficacité une prise de conscience dévastatrice.
Je serai toujours fasciné par le naturel de tes textes, bravissimo.

Nine a dit…

@Link3r: "naturel", j'aime cet adjectif! Merci, Flixou!

KyA a dit…

Whoa... je trouve ce texte "violent" de par sa "vérité"... La fin donne envie de liberté, comme cette femme qui en prend enfin conscience... Et comme il m'est arrivé à peu près la même chose il y a peu (sauf que je suis plus jeune... et que j'ai pas de cancer, c'est la déprime qui m'a fait prendre conscience des choses...) Ben j'aime beaucoup ton texte =)

Nine a dit…

Merci KyA! C'est parfois bizarre ces moments de lucidité quand tu touches le fond.

KyA a dit…

Très bizarre, oui... mais très agréable aussi, de par certains côtés ^^
Ca permet de mieux prendre son envol, reprendre gout à la vie... Toussa toussa =)

(Désolée du temps de réaction, je trouvais plus le lien de ton blog, comme une cruche v_v' Désolée ><')

Nine a dit…

(Pas de problème ^^)

Ice a dit…

Ha, très très beau ça. La page des sports dans le café, c'est génial. Tu évites le dramatique de la situation qui pourrait alourdir le tout avec brio. On prends du plaisir à la voir partir en claquant la porte.

Scribantrope a dit…

Je suis en train de lire toute la série de "Strangers" et celui-là fait juste... beaucoup de bien.
Je m'interroge un peu sur tes projets (enfin les deux dont j'ai lu des bouts, Nine Lives et Strangers), ce sont des recueils de nouvelles ? Des projet de romans ? Je demande parce que j'aimerais beaucoup retrouver le personnage de ce texte (et d'autres, tu as de toute évidence un grand talent pour esquisser des personnages très attachants et intéressants en quelques mots) dans d'autres écrits.

Nine a dit…

@Scribanthrope :
Merci pour ton commentaire ! Nine Lives et Strangers sont deux compilations d'histoires avec toutes un point commun. Dans Nine Lives tous les persos sont liés entre eux (sans forcément le savoir).
Dans Strangers les histoires ne sont pas liées mais tous les persos livrent un instant de vie anonyme (vu que je suis la seule à connaître leur prénom).
Nine Lives a longtemps été un projet de roman mais il est un peu à l'abandon depuis quelques années. Ces persos sont mes premiers bébés donc je le reprendrai sûrement un jour.
Si j'arrive à écrire assez de nouvelles pour Strangers, ça pourrait faire un projet de recueil sympa, pour l'instant il me sert surtout d'exercice pour remettre le pied à l'étrier.
Par contre le but n'est pas de faire vivre les personnages de Strangers en dehors de leur unique nouvelle, donc M. n'existera qu'ici :)

Scribantrope a dit…

Merci de ta réponse ! Je me doutais un peu que ces personnages n'étaient pas fait pour exister hors de leurs "instants", et ça donne tout son intérêt et son originalité au projet, je ne suis donc pas trop déçue :)
Je pense que c'est un concept de recueil et un exercice d'écriture très intéressant, alors bonne continuation ! (et bonne reprise de Nine Lives si l'envie t'en prend un jour)